UN MIRACLE DE L’AMOUR

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Au dessert, quelqu’un parla des miracles qu’accomplit l’amour. La flamme des souvenances passa dans mes yeux, et voici ce que je contai à tous ces gens :

— J’étais arrivé le matin même à Liverpool, et je devais m’embarquer, le lendemain même, à destination de Québec, par un steam-boat de la Green Moon Line.

Qu’allais-je faire à Québec ? Je me demande un peu en quoi ce détail peut vous intéresser. Pourtant, comme je n’ai rien à cacher de ma vie passée, je vous dirai que j’allais représenter, au Canada, une des meilleures maisons de topinambours de Pont-Audemer.

Toute la journée, je flânai dans Liverpool. Charmant, de flâner dans Liverpool !

Sur le coup de cinq heures, je me trouvais sur un quai, près d’un ponton où vient accoster un petit vapeur qui transporte le monde en face, sur la rive gauche de la Mersey.

Une jeune fille arriva qui était plus belle que le jour, beaucoup plus belle que le jour ! Et, en somme, elle n’avait pas de mal, car, pour ma part (je ne sais pas si vous êtes comme moi), je n’ai jamais rien trouvé d’épatant au jour.

Et si délicate elle était !

Elle semblait composée de la pulpe de je ne sais quel rêve rose.

Impossible de supposer, un seul instant, que la moindre de ses molécules appartînt au domaine d’ici-bas.

Mon Dieu ! mon Dieu ! comme je l’aimai tout de suite !

Et ses yeux ! Et ses cheveux !

Ses cheveux surtout ! Des cheveux de chimère blonde avec, au soleil, des reflets d’or clair.

Oh ! ses cheveux !

Un élan fou de tendresse haletante me faisait effondrer dans des abîmes, des abîmes. Et j’aurais voulu me rouler dans ses cheveux et y mourir, très doucement.

Les personnes qui me connaissent un peu n’auront pas grand’peine à s’imaginer que, le lendemain, je manquai le départ de mon steamer.

Elle s’appelait Betzy Campbell, et nous devînmes bientôt les meilleurs amis de la terre.

Je connus son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, et, en général, tout ce qui constitue une famille, dans le nord-ouest de l’Angleterre.

Puis, le time ne cessant pas d’être money, et les nommés business s’obstinant à demeurer business, je dus m’embarquer pour ce malencontreux Canada.

Dire les larmes de Belzy Campbell serait une tâche au-dessus de mes forces.

Jamais, même au pis de mes orgies (durant ces sept mois passés à Québec, je n’ai pas dessaoulé), je n’oubliai les cheveux de ma tant jolie.

Et puis, devant le parti pris idiot des Canadiens contre le topinambour, je me décidai à revenir en Europe.

Une dépêche m’avait précédé ; sur le quai m’attendait all the family Campbell.

O Betzy ! Affreuse Betzy !

À son aspect, mon visage devint pâle comme celui d’un serpent.

S’était-elle pas avisée, ce petit chameau-là, de faire couper ses cheveux, ses cheveux, entendez-vous, ses cheveux !

Maintenant, elle semblait un joli, mais effronté petit garçon.

— Betzy, lui dis-je après dîner, vous n’êtes plus la Betzy de mes rêves, avec vos cheveux courts (with your short hair).

De grosses larmes s’échappèrent de ses grands yeux d’azur, et je rentrai me coucher au North-Western Hôtel (en face de la statue équestre de Her Majesty Victoria).

Le lendemain, comme j’allais prendre congé de ces braves Campbell, un cri de stupeur rauque s’échappa de ma gorge.

Betzy, Betzy avec ses cheveux innombrables, dorés et plus longs encore qu’antan !

À force d’amour, pendant la nuit, Betzy avait réussi à faire repousser ses cheveux.

Chère, chère, chère petite Betzy.

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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