LAQUELLE DES DEUX

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LAQUELLE DES DEUX
HISTOIRE PERPLEXE

 

L’hiver dernier, je rencontrais assez souvent dans le monde deux sœurs, deux Anglaises ; quand on voyait l’une, on pouvait être sûr que l’autre n’était pas loin ; aussi les avait-on nommées les belles inséparables.

Il y en avait une brune et une blonde, et, quoique sœurs jumelles, elles n’avaient de commun qu’une seule chose : c’est qu’on ne pouvait les connaître sans les aimer, car c’étaient bien les deux plus charmantes et, en même temps, les deux plus dissemblables créatures qui se soient jamais rencontrées ensemble. Cependant elles paraissaient s’accorder le mieux du monde.

Je ne sais pas si, par un pur instinct de jeunes filles, elles avaient compris les avantages du contraste, ou bien s’il existait entre elles une véritable amitié toujours est-il qu’elles se faisaient valoir l’une l’autre merveilleusement bien, et je pense qu’au fond, c’était le motif de leur union apparente ; car il me semble bien difficile que deux sœurs du même âge, d’une beauté égale quoique différente, ne se haïssent pas cordialement. Il n’en était pas ainsi, et les deux adorables filles étaient toujours côte à côte dans le même coin du salon, s’épaulant l’une à l’autre avec une gracieuse familiarité, ou à demi couchées sur les coussins de la même causeuse ; elles se servaient d’ombre, et ne se quittaient pas une seule minute.

Cela me paraissait bien étrange et faisait le désespoir de tous les fashionables du cercle ; car il était impossible de dire un mot à Musidora que Clary ne l’entendît ; il était impossible de glisser un billet dans la petite main de Clary sans que Musidora s’en aperçût : c’était vraiment insoutenable. Les deux petites s’amusaient comme deux folles qu’elles étaient de toutes ces tentatives infructueuses, et prenaient un malin plaisir à les provoquer et à les détruire ensuite par quelque saillie enfantine ou quelque boutade inattendue. Il faisait beau voir, je vous jure, la mine piteuse et décontenancée des pauvres dandys, forcés de rengainer leur madrigal ou leur épître. Mon ami Ferdinand fut tellement étourdi de la déconvenue, qu’il en mit huit jours sa cravate aussi mal qu’un homme marié.

Moi, je faisais comme les autres, j’allais papillonner autour des deux sœurs, m’en prenant tantôt à Clary, tantôt à Musidora, et toujours sans succès. Je m’étais tellement dépité, qu’un certain soir j’eus une sérieuse envie de me faire sauter ce qui me restait de cervelle. Ce qui m’empêcha de le faire, ce fut l’idée que je laisserais la place libre au gilet de Ferdinand, et cette réflexion judicieuse que je ne pourrais pas essayer l’habit que mon tailleur devait m’apporter le lendemain. Je remis mes projets de suicide à une autre fois ; mais, en vérité, je ne sais pas encore aujourd’hui si j’ai bien fait ou mal fait.

En examinant bien mon cœur, je fis cette horrible découverte que j’aimais à la fois les deux sœurs. Oui, madame, cela est vrai, quoique ce soit abominable, et peut-être même parce que c’est abominable ; toutes les deux ! Je vous entends d’ici dire, en faisant votre jolie petite moue « Le monstre ! » Je vous assure que je suis pourtant le plus inoffensif garçon du monde ; mais le cœur de l’homme, quoiqu’il ne soit pas à beaucoup près aussi singulier que celui de la femme, est encore une bien singulière chose, et nul ne peut répondre de ce qui lui arrivera, pas même vous, madame. Il est probable que, si je vous avais connue plus tôt, je n’aurais aimé que vous : mais je ne vous connaissais pas.

Clary était grande et svelte comme une Diane antique : elle avait les plus beaux yeux du monde, des sourcils qu’on aurait pu croire tracés au pinceau, un nez fin et hardiment profilé, un teint d’une pâleur chaude et transparente, les mains fines et correctes, le bras charmant quoiqu’un peu maigre, et les épaules aussi parfaites que peut les avoir une toute jeune fille (car les belles épaules ne naissent qu’à trente ans) : bref, c’était une vraie péri !

Avais-je tort ?

Musidora avait des chairs diaphanes, une tête blonde et blanche, et des yeux d’une limpidité angélique, des cheveux si fins et si soyeux, qu’un souffle les éparpillait et semblait en doubler le volume, avec cela un tout petit pied et un corsage de guêpe : on l’aurait prise pour une fée.

N’avais-je pas raison ?

Après un second examen, je fis une découverte bien plus horrible encore que la première, c’est que je n’aimais ni Clary ni Musidora : Clary seule ne me plaisait qu’à moitié ; Musidora, séparée de sa sœur, perdait presque tout son charme ; quand elles étaient ensemble, mon amour revenait, et je les trouvais toutes deux également adorables. Ce n’était pas de la brune ou la blonde que j’étais épris, c’était de la réunion de ces deux types de beauté que les deux sœurs résumaient si parfaitement ; j’aimais une espèce d’être abstrait qui n’était pas Musidora, qui n’était pas Clary, mais qui tenait également de toutes deux ; un fantôme gracieux né du rapprochement de ces deux belles filles, et qui allait voltigeant de la première à la seconde, empruntant à celle-ci son doux sourire, à celle-là son regard de feu ; corrigeant la mélancolie de la blonde par la vivacité de la brune, en prenant à chacune ce qu’elle avait de plus choisi, et complétant l’une par l’autre ; quelque chose de charmant et d’indescriptible qui venait de toutes les deux, et qui s’envolait dès qu’elles étaient séparées. Je les avais fondues dans mon amour, et je n’en faisais véritablement qu’une seule et même personne.

Dès que les deux sœurs eurent compris que c’était ainsi et pas autrement que je les aimais, — elles eurent compris cela bien vite, — elles me reçurent mieux et me témoignèrent à plusieurs reprises une préférence marquée sur tous mes rivaux.

Ayant eu l’occasion de rendre quelques services assez importants à la mère, je fus admis dans la maison et bientôt compté au nombre des amis intimes. On y était toujours pour moi ; j’allais, je venais ; on ne m’appelait plus que par mon nom de baptême ; je retouchais les dessins des petites ; j’assistais à leurs leçons de musique, on ne se gênait pas devant moi. C’était une position horrible et délicieuse, j’étais aux anges et je souffrais le martyre. Pendant que je dessinais, les deux sœurs se penchaient sur mon épaule ; je sentais leur cœur battre et leur haleine voltiger dans mes cheveux : ce sont, en vérité, les plus mauvais dessins que j’aie faits de ma vie ; n’importe, on les trouvait admirables. Quand nous étions au salon, nous nous reposions tous les trois dans l’embrasure d’une croisée, et le rideau qui retombait sur nous à longs plis nous faisait comme une espèce de chambre dans la chambre, et nous étions là aussi libres que dans un cabinet ; Musidora était à ma gauche, Clary à droite, et je tenais une de leurs mains dans chacune des miennes ; nous caquetions comme des pies, c’était un ramage à ne pas s’entendre : les petites parlaient à la fois, et il m’arrivait souvent de donner à Clary la réponse de Musidora, et ainsi de suite ; et quelquefois cela donnait lieu à des à-propos si charmants, à des quiproquos si comiques, que nous nous en tenions les côtes de rire. Pendant ce temps-là, la mère faisait du filet, lisait quelque vieux journal, ou sommeillait à demi dans sa bergère.

Certainement, ma position était digne d’envie et je n’aurais pu en rêver une plus désirable ; cependant je n’étais heureux qu’à moitié : si en jouant j’embrassais Clary, je sentais qu’il me manquait quelque chose et que ce n’était pas un baiser complet ; alors, je courais embrasser Musidora, et le même effet se répétait en sens inverse : avec l’une je regrettais l’autre, et ma volupté n’eût été entière que si j’eusse pu les embrasser toutes deux à la fois : ce n’était pas une chose fort aisée.

Une chose singulière, c’est que les deux charmantes misses n’étaient pas jalouses l’une de l’autre : il est vrai que j’avais soin de répartir mes caresses et mes attentions avec la plus exacte impartialité : malgré cela, ma situation était des plus difficiles, et j’étais dans des transes perpétuelles. Je ne sais pas si l’effet qu’elles produisaient sur moi, elles se le produisaient réciproquement sur elles ; mais je ne puis attribuer à un autre motif la bonne intelligence qui régnait entre nous. Elles se sentaient dépareillées quand elles n’étaient pas ensemble, et comprenaient intérieurement que l’une n’était que la moitié de l’autre, et qu’il fallait qu’elles fussent réunies pour former un tout. À la bienheureuse nuit où elles furent conçues, il est probable que l’Ange qui n’avait apporté qu’une âme, ne comptant pas sur deux jumelles, n’avait pas eu le temps de remonter en chercher une seconde, et l’avait divisée entre les deux petites créatures. Cette folle idée s’était tellement enracinée dans mon esprit, que je les avais débaptisées, et leur avais donné un seul nom pour toutes les deux.

Musidora et Clary étaient en proie au même supplice que moi. Un jour, je ne sais si cela se fit de concert ou par un mouvement naturel, elles arrivèrent en courant à ma rencontre, et se jetèrent tout essoufflées contre ma poitrine. Je penchai la tête pour les embrasser comme c’était ma coutume, elles me prévinrent et me baisèrent à la fois chacune sur une joue ; leurs beaux yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, leurs petits cœurs battaient, battaient : peut-être était-ce parce qu’elles avaient couru ; mais dans l’instant je ne l’attribuai pas à cela ; elles avaient un air ému et satisfait qu’elles n’avaient pas lorsque je les embrassais séparément. C’est que la sensation était simultanée et que ces deux baisers n’étaient effectivement qu’un seul et même baiser, non pas le baiser de Musidora et de Clary, mais celui de la femme complète qu’elles formaient à elles deux, qui était l’une et l’autre et n’était ni l’une ni l’autre, le baiser de la sylphide idéale à qui j’avais donné le nom d’Adorata. Cela était charmant, et je fus heureux au moins trois secondes. Mais cette idée me vint, qu’avec cette manière, j’étais passif et non actif, et qu’il était de ma dignité d’homme de ne pas laisser intervertir les rôles. Je réunis dans une seule de mes mains les doigts effilés de Musidora et de Clary, et je les attirai en faisceau jusque sur mes lèvres ; ainsi je leur rendis leur caresse comme elles me l’avaient donnée, et ma bouche toucha la main de Clary en même temps que celle de sa sœur. Elles entrèrent tout de suite dans mon idée, toute subtile qu’elle était, et me jetèrent pour récompense le regard le plus enchanteur que jamais deux femmes en présence aient laissé tomber sur un même homme.

Vous rirez, vous direz que j’étais fou, et que c’est un très-petit malheur que d’être aimé à la fois de deux charmantes personnes ; mais la vérité est que je n’avais jamais été aussi tourmenté de ma vie ; j’aurais possédé Clary, j’aurais possédé Musidora, je n’en aurais certes pas été plus heureux : ce que je voulais était impossible, c’était de les avoir toutes deux en même temps, à la même place. Vous voyez bien que j’avais totalement perdu la tête.

En ce temps-là, il me tomba entre les mains un certain roman chinois de feu le chinois M. Abel Rémusat ; il était intitulé Yu-Kiao-Li, ou les Deux Cousines. Je ne pris pas d’abord un grand plaisir à la description des tasses de thé, et aux improvisations sur la fleur de pêcher et les branches de saule, qui remplissent les premiers volumes ; mais, quand je vins à l’endroit où le bachelier es lettres See-Yeoupe, déjà amoureux de la première cousine, devient derechef amoureux de l’autre cousine, la belle Yo-Mu-Li, je commençai à prendre intérêt au livre, à cause de ce double amour qui me rappelait ma position, tant il est vrai que nous sommes profondément égoïstes et que nous n’approuvons que ce qui parle de nous. J’attendais le dénoûment avec anxiété, et, quand je vis que le bachelier See-Yeoupe épousait les deux cousines, je vous assure que je me suis surpris à désirer d’être Chinois, rien que pour pouvoir être bigame, et cela, sans être pendu. Il est vrai que je n’aurais pas promené, comme l’honnête Chinois, mon amour alternatif du pavillon de l’est au pavillon de l’ouest ; n’importe, je me pris, dès ce jour, d’une singulière admiration pour Yu-Kialo-li, et je le prônai partout comme le plus beau roman du monde.

Excédé d’une situation aussi fausse, je résolus, faute de mieux, de demander une des deux sœurs en mariage, Musidora ou Clary, Clary ou Musidora. Je laissai aller quelques phrases sur le besoin de se fixer, sur le bonheur d’être en ménage, si bien que la mère fit retirer les deux petites et la conversation s’engagea :

— Madame, vous allez me trouver bien étrange, lui dis-je ; mon intention formelle est certainement d’épouser une de vos demoiselles, si vous me l’accordez ; mais elles me paraissent si aimables toutes deux, que je ne sais laquelle prendre.

Elle sourit et me dit :

— Je suis comme vous, je ne sais laquelle j’aime le mieux ; mais avec le temps vous vous déciderez ; mes filles sont jeunes, elles peuvent attendre.

Nous en restâmes là.

Trois, quatre mois se passèrent ; j’étais aussi incertain que le premier jour : c’était affreux. Je ne pouvais rester plus longtemps dans la maison sans prendre un parti, je ne pouvais le prendre ; je prétextai un voyage. Les deux petites pleurèrent beaucoup la mère me dit adieu avec un air de pitié bienveillante et douce que je n’oublierai jamais ; elle avait compris combien était grand mon malheur. Les deux sœurs m’accompagnèrent jusqu’au bas de l’escalier, et, là, sentant bien que nous ne devions plus nous revoir, me donnèrent chacune une boucle de leurs cheveux. Je n’ai pleuré dans ma vie que cette fois-là et puis une autre ; mais c’est une histoire que je ne vous conterai pas. Je fis tresser les deux mèches ensemble et je les portai sentimentalement sur mon cœur pendant mes six mois d’absence.

À mon retour, j’appris que les deux sœurs étaient mariées, l’une à un gros major qui était toujours ivre et qui la battait ; l’autre à un juge, ou quelque chose comme cela, qui avait les yeux et le nez rouges ; toutes deux étaient enceintes. On peut bien croire que je n’épargnai pas les malédictions à ces deux brutaux, qui n’avaient pas craint de dédoubler cette individualité charmante, faite de deux corps et d’une seule âme, et que je me répandis en invectives furibondes sur le prosaïsme du siècle et l’immoralité du mariage.

La tresse passa de mon cœur dans mon tiroir. Un mois après, je pris une maîtresse.

L’autre jour, Mariette a trouvé ce gage de tendresse en mettant de l’ordre dans mes papiers, et, voyant ces deux boucles, l’une blonde et l’autre brune, elle m’a cru coupable d’une double infidélité, et peu s’en est fallu qu’elle ne m’arrachât les yeux ; cela aurait été dommage, car c’est à peu près tout ce que j’ai de beau dans la figure, et les dames prétendent que j’ai un joli regard. J’ai eu toutes les peines du monde à la convaincre de mon innocence, et je crois qu’elle me garde encore rancune.

Ceci est l’histoire de mes amours de l’hiver dernier, et la raison pourquoi je suis admirateur des romans chinois.

1833.

Source : Contes humoristiques, 1880.

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