UNE INVENTION

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Monologue pour cadet

 

Si quelqu’un m’avait dit que je ferais une invention, j’aurais été bien étonné ! Et vous savez… pas une de ces petites inventions de rien du tout, non… une invention sérieuse.

Je ne dis pas que ce soit une de ces inventions qui bouleversent un siècle, non, mais !…

C’est drôle comme ça vous vient, une invention… au moment où on s’y attend le moins !

C’est l’histoire de l’œuf de Christophe Colomb !

Colomb ne pensait pas plus à découvrir l’Amérique qu’à rien du tout… Voilà que ses yeux tombent sur un œuf dur… Alors, il se dit : … Je ne me rappelle pas ce qu’il s’est dit, mais enfin ça lui a donné l’idée de découvrir l’Amérique.

Mon invention, à moi, ne m’est pas venue comme ça.

Il n’y a pas d’œuf dur dans la mienne.

Je ne pose pas, moi ! Je n’ai pas un esprit en coup de foudre, mais j’ai de la logique, une logique serrée, une de ces logiques… serrées !

Voilà comment je l’ai trouvée, mon invention.

Il pleuvait à verse, une de ces, pluies ! Ah ! quel joli temps !

Auprès de ce temps-là, le déluge universel aurait pu être considéré comme de la sécheresse.

Justement j’avais une course pressée. Je me trouvais sous les arcades de la rue de Rivoli…

Et je me disais : Quel dommage que toutes les rues de Paris ne soient pas bâties comme la rue de Rivoli…

On s’en irait au sec, sous les arcades, où l’on voudrait. Ce serait charmant !… Si j’étais le gouvernement, je forcerais les propriétaires à bâtir leurs maisons avec des arcades.

Ce ne serait peut-être pas libéral.

Non, pas d’arcades, mais qu’est-ce qui empêcherait les boutiquiers de tendre devant leurs boutiques des toiles qui abriteraient les passants ?

La Chambre ferait une loi pour forcer les commerçants à dresser des tentes pendant la pluie.

Puis, tout à coup… vous me suivez bien, n’est-ce-pas ?… je vais vous faire assister (Solennel) à la genèse de mon idée… je me suis dit : Mais pourquoi chaque citoyen n’aurait-il pas sa petite tente à lui ? Une petite toile soutenue par des bâtons légers, du bambou, par exemple, qu’on porterait soi-même, au-dessus de sa tête, pour se garantir de la pluie.

Mon invention était faite !… Il ne restait plus qu’à la rendre pratique.

Voilà ce que j’ai imaginé :

Figurez-vous une étoffe… soie, alpaga, ce que vous voudrez… taillée en rond et tendue sur des tiges en baleine. Toutes ces tiges sont réunies au centre, autour d’un petit rond de métal qui glisse le long d’un bâton, comme qui dirait une canne.

Quand il ne pleut pas, les baleines sont couchées le long du manche avec l’étoffe… Dans ce cas-là, vous vous servez de mon appareil comme d’une canne.

Crac ! il pleut !… Vous poussez le petit étui le long du manche… les baleines se tendent, l’étoffe aussi… Vous interposez cet abri improvisé entre vous et le ciel, et vous voilà garanti de la pluie.

Ça n’est pas plus difficile que ça, mais il fallait le trouver.

Je vous fais le pari qu’avant trois mois mon instrument est dans les mains de tout le monde.

On pourra en établir à tous les prix, en coton pour les classes pauvres, en soie pour les personnes aisées.

Ce n’est pas le tout d’inventer, il faut baptiser son invention.

J’avais songé à des mots grecs, latins, comme on fait dans la science. Puis, j’ai réfléchi que ce serait prétentieux.

Alors je me suis dis : Voyons… j’ai fait une invention simple, donnons-lui un nom simple. Mon appareil est destiné à parer à la pluie, je l’appellerai Parapluie.

Mais je cause, je cause. Je vais prendre mon brevet au ministère, je n’ai pas envie qu’on me vole mon idée. Car, vous savez, quand une idée est dans l’air, il faut se méfier.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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