UNE BONNE ŒUVRE

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Ma petite esclave lybienne (jeune négresse d’environ 13 ans) me remit, sur un plateau d’or émaillé de gemmes, la carte suivante :

BARONNE PATAN DE ROUSPÉTANCE
PRÉSIDENTE DE L’ŒUVRE
DES VIEUX BOUTS D’ALLUMETTES EN BOIS

Je passai ma longue main fine dans l’opulence bouclée de mes cheveux d’ébène, j’effilai la pointe de mes moustaches vainqueuses, je tapotai mes favoris, et :

— Fais entrer cette dame, dis-je de ma voix caressante.

Madame la baronne Patan de Rouspétance pénétra dans la capiteuse bonbonnière qui me sert de salon.

C’est une femme charmante, d’une suprême éducation, et comprenant admirablement la rigolade, ce qui ne gâte rien.

— Monsieur, débuta-t-elle après un léger silence et un petit trouble bien excusable, je suis déléguée par ces dames de l’Œuvre des vieux bouts d’allumettes en bois pour venir implorer de vous la publicité que vous seul êtes capable de donner à notre entreprise. Votre nom respecté de tous, votre immense talent, la séduisance de toute votre personne, les sommes véritablement dérisoires que vous avez touchées pour le canal, tout, en un mot, tout vous désignait pour être notre porte-parole auprès du public.

Je m’inclinai, telle la violette penchée par la brise.

— Voici le but de notre œuvre, poursuivit la dame… Mais, auparavant, vous occupez-vous de statistique ?

— J’en suis un des maîtres les plus incontestés.

— Alors, vous n’êtes pas sans savoir que chaque Français produit, en moyenne, par jour, un gramme de bouts d’allumettes imbrûlés, ce qui fait,grosso modo, pour toute la France, 34 millions de grammes, soit 34 mille kilos quotidiens de bois perdus pour tout le monde. Nous nous sommes mis en tête, mon cher maître, de récolter tout ce déchet et de l’utiliser au chauffage des familles pauvres. Or, avec 34,000 kilos de bois par jour, savez-vous combien on peut chauffer de familles pauvres ?

— Je n’ai jamais fait l’expérience.

— On peut en chauffer 3,400, à raison, bien entendu, de 10 kilos par famille, ce qui est bien suffisant pour des personnes actives…

— Qui battent la semelle entre leurs repas.

— Ce n’est pas tout… Avez-vous songé à tout ce bois perdu sous forme de tailles de crayon ?

— À cette seule idée, madame, je n’en dors plus.

— Mettons 20,000 kilos par jour. Encore du chauffage pour 2,000 ménages nécessiteux !… Mais, pour cela, cher maître, il faut que la presse nous aide. Il faut que le public connaisse notre œuvre et s’y passionne.

La baronne eut à ce moment un de ces sourires !…

— Comptez sur moi, madame, fis-je en la relevant. Dès demain, le grand public connaîtra votre œuvre, appréciera votre noble tâche…

De gros sanglots m’empêchèrent d’achever.

Et maintenant, généreux lecteurs, et vous compatissantes lectrices, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Pour les renseignements complémentaires, s’adresser au siège de l’Œuvre.

Source : Alphonse Allais. Pas de bile ! Flammarion, 1893.

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