UNE BIEN BONNE

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Notre cousin Rigouillard était ce qu’on appelle un drôle de corps, mais comme il avait une rondelette petite fortune, toute la famille lui faisait bonne mine, malgré sa manière excentrique de vivre.

Où l’avait-il ramassée, cette fortune, voilà ce qu’on aurait été bien embarrassé d’expliquer clairement.

Le cousin Rigouillard était parti du pays, très jeune, et il était revenu, un beau jour, avec des colis innombrables qui recélaient les objets les plus hétéroclites, autruches empaillées, pirogues canaques, porcelaines japonaises, etc.

Il avait acheté une maison avec un petit jardin, non loin de chez nous, et c’est là qu’il vieillissait tout doucement et tout gaiement, s’occupant à ranger ses innombrables collections et à faire mille plaisanteries à ses voisins et aux voisins des autres.

C’est surtout ce que lui reprochaient les gens graves du pays : Un homme de cet âge-là s’amuser à d’aussi puériles facéties, est-ce raisonnable ?

Moi qui n’étais pas un gens grave à cette époque-là, j’adorais mon vieux cousin qui me semblait résumer toutes les joies modernes.

Le récit des blagues qu’il avait faites en son jeune temps me plongeait dans les délices les plus délirantes et, bien que je les connusse toutes à peu près par cœur, j’éprouvais un plaisir toujours plus vif à me les entendre conter, et reconter.

— Et toi, me disait mon cousin, as-tu fait des blagues à tes pions, aujourd’hui ?

Hélas, si j’en faisais ! C’était une dominante préoccupation (j’en rougis encore) et une journée passée, sans que j’eusse berné un pion ou un professeur, me paraissait une journée perdue.

 

Un jour, à la classe d’histoire, le maître me demande le nom d’un fermier général. Je fais semblant de réfléchir profondément et je lui réponds avec une effroyable gravité :

— Cincinnatus !

Toute la classe se tord dans des spasmes fous de gaieté sans borne. Seul, le professeur n’a pas compris. La lumière pourtant se fait dans son cerveau, à la longue. Il entre dans un accès d’indignation et me congédie illico, avec un stock de pensums capable d’abrutir le cerveau du gosse le mieux trempé.

 

Mon cousin Rigouillard, à qui je contai cette aventure le soir même, fut enchanté de ma conduite, et son approbation se manifesta par l’offrande immédiate d’une pièce de cinquante centimes toute neuve.

Rigouillard avait la passion des collections archéologiques, mais il éprouvait une violente aversion pour les archéologues, tout cela parce que sa candidature à la Société d’archéologie avait été repoussée à une énorme majorité.

On ne l’avait pas trouvé assez sérieux.

— L’archéologie est une belle science, me répétait souvent mon cousin, mais les archéologues sont de rudes moules.

Il réfléchissait quelques minutes et ajoutait en se frottant les mains :

— D’ailleurs, je leur en réserve une… une bonne… une bien bonne même !

Et je me demandais quelle bien bonne blague mon cousin pouvait réserver aux archéologues.

 

Quelques années plus tard, je reçus une lettre de ma famille. Mon cousin Rigouillard était bien malade et désirait me voir.

J’arrivai en grande hâte.

— Ah ! te voilà, petit, je te remercie d’être venu ; ferme la porte, car j’ai des choses très graves à te dire.

Je poussai le verrou, et m’assis près du lit de mon cousin.

— Il n’y a que toi, continua-t-il, qui me comprenne, dans la famille ; aussi c’est toi que je vais charger d’exécuter mes dernières volontés… car je vais bientôt mourir.

— Mais non, mon cousin, mais non…

— Si, je sais ce que je dis, je vais mourir, mais en mourant, je veux faire une blague aux archéologues, une bonne blague !

Et mon cousin frottait gaiement ses mains décharnées…

— Quand je serai claqué, tu mettras mon corps dans la grande armure chinoise qui est dans le vestibule en bas, celle qui te faisait si peur quand tu étais petit.

— Oui, mon cousin.

— Tu enfermeras le tout dans le cercueil en pierre qui se trouve dans le jardin, tu sais… le cercueil gallo-romain !

— Oui, mon cousin.

— Et tu glisseras à mes côtés cette bourse en cuir qui contient ma collection de monnaies grecques : c’est comme ça que je veux être enterré.

— Oui, mon cousin.

— Dans cinq ou six cents ans, quand les archéologues du temps me déterreront, crois-tu qu’ils en feront une gueule, hein ! Un guerrier chinois avec des pièces grecques dans un cercueil gallo-romain ?

Et mon cousin, malgré la maladie, riait aux larmes, à l’idée de la gueuleque feraient les archéologues, dans cinq cents ans.

— Je ne suis pas curieux, ajoutait-il, mais je voudrais bien lire le rapport que ces imbéciles rédigeront sur cette découverte.

Peu de jours après, mon cousin mourut.

 

Le lendemain de son enterrement, nous apprîmes que toute sa fortune était en viager.

Ce détail contribua à adoucir fortement les remords que j’ai de n’avoir pas glissé dans le cercueil en pierre la collection de monnaies grecques (la plupart en or).

Autant que ça me profite à moi, me suis-je dit, qu’à des archéologues pas encore nés.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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