UN NOUVEL ÉCLAIRAGE

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— Tiens, ce vieux Lafoucade ! Comment vas-tu ?

— Le mieux du monde.

— Et que fais-tu à Paris ?

— Je suis venu dans le but de me procurer des capitaux pour lancer une grosse affaire.

— Ah bah ! Et de quelle nature ton affaire ?

— Une idée qui m’est venue, il y a quelques années au Tonkin. Un soir, des espions viennent nous apprendre qu’une bande de pirates s’est réfugiée dans un village distant de quelques kilomètres. À la hâte, on forme une colonne dont le lieutenant Cornuel prend le commandement et nous voilà partis. Une nuit noire, mon cher ami, mais d’un noir ! On se serait cru dans une mine de houille à Taupin. Pas de lune, pas d’étoiles au ciel, et pas de becs de gaz dans les rizières !

— Allons donc !

— Tout à coup, nous nous sentons éclairés, aux flancs de la colonne, par une lumière douce, étrange, fantastique. On croyait marcher dans de l’or gazeux. Nous regardons autour de nous et nous apercevons… devine quoi ?

— Ne me fais pas languir !

— Des tigres mon vieux ! Une bande de tigres. Les yeux de ces fauves brillaient, telles des braises, et tous les regards de ces fauves réunis constituaient une lumière superbe.

— Épatant !

— Depuis cette époque, l’idée me tourmentait de mettre en pratique un éclairage splendide. J’ai beaucoup travaillé la question et je vais lancer laSociété d’éclairage par les yeux de Tigres. D’abord ce sera plus pittoresque que le gaz ou l’électricité. Sur d’élégantes colonnes de fonte, on installera des cages contenant des tigres adultes. Des cages solides, bien entendu, car unefuite de tigre offrirait des inconvénients beaucoup plus dangereux qu’une fuite de gaz.

— Oh ! on s’en apercevrait tout de suite.

— Probablement. Quand on sentirait quelques crocs pointus pénétrer indiscrètement dans sa cuisse, on dirait : Tiens, il doit y avoir une fuite de tigredans le quartier !

— Les gaziers seraient remplacés par des dompteurs : ce serait bien plus drôle.

— Ce serait charmant, je te dis !

— Est-ce que tu ne crois pas que pour le prix de revient ?…

— Pas tant que tu crois, car la Société générale d’éclairage par les yeux de Tigres ferait comme la Compagnie du Gaz qui réalise d’énormes bénéfices avec ses résidus. Sais-tu, par exemple, comme le fumier de tigre est excellent pour les rhododendrons et les pétunias ?

— Bonne idée cela.

— Le temps me manque pour te développer mon affaire. Je t’enverrai le prospectus. Au revoir, mon vieux.

— À un de ces jours, Lafoucade.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

J’ai eu l’occasion, il y a quelques jours de faire la connaissance du susnommé Cornuel (un excellent garçon).

— Dites-moi, fis-je un peu défiant, avez-vous rencontré beaucoup de tigres au Tonkin ?

— Pas un seul ! Le seul tigre que j’ai vu en Indo-Chine, c’est un vieux tigre dans une ménagerie de Saïgon, un pauvre vieux tigre aveugle qui ressemblait bien plus à une descente de lit qu’à un dangereux carnassier.

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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