UN MOYEN COMME UN AUTRE

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— Il y avait une fois un oncle et un neveu…

— Lequel qu’était l’oncle ?

— Comment, lequel ? C’était le plus gros, parbleu !

— C’est donc gros, les oncles ?

— Souvent.

— Pourtant, mon oncle Henri n’est pas gros.

— Ton oncle Henri n’est pas gros parce qu’il est artiste.

— C’est donc pas gros, les artistes ?

— Tu m’embêtes… Si tu m’interromps tout le temps, je ne pourrai pas continuer mon histoire.

— Je ne vais plus t’interrompre, va.

— Il y avait une fois un oncle et un neveu. L’oncle était très riche, très riche…

— Combien qu’il avait d’argent ?

— Dix-sept cent milliards de rente, et puis des maisons, des voitures, des campagnes…

— Et des chevaux ?

— Parbleu ! puisqu’il avait des voitures.

— Des bateaux… Est-ce qu’il avait des bateaux ?

— Oui, quatorze.

— À vapeur !

— Il y en avait trois à vapeur, les autres étaient à voiles.

— Et son neveu, est-ce qu’il allait sur les bateaux ?

— Fiche-moi la paix ! Tu m’empêches de te raconter l’histoire.

— Raconte-la, va, je ne vais plus t’empêcher.

— Le neveu, lui, n’avait pas le sou, et ça l’embêtait énormément…

— Pourquoi que son oncle lui en donnait pas ?

— Parce que son oncle était un vieil avare qui aimait mieux garder tout son argent pour lui. Seulement, comme le neveu était le seul héritier du bonhomme…

— Qu’est que c’est « héritier » ?

— Ce sont les gens qui vous prennent votre argent, vos meubles, tout ce que vous avez, quand vous êtes mort…

— Alors, pourquoi qu’il ne tuait pas son oncle, le neveu ?

— Eh bien ! tu es joli, toi ! Il ne tuait pas son oncle parce qu’il ne faut pas tuer son oncle, dans aucune circonstance, même pour en hériter.

— Pourquoi qu’il ne faut pas tuer son oncle ?

— À cause des gendarmes.

— Mais si les gendarmes le savent pas ?

— Les gendarmes le savent toujours, le concierge va les prévenir. Et puis, du reste, tu vas voir que le neveu a été plus malin que ça. Il avait remarqué que son oncle, après chaque repas, était rouge…

— Peut-être qu’il était saoul.

— Non, c’était son tempérament comme ça. Il était apoplectique…

— Qu’est-ce que c’est « aplopecpite » ?

— Apoplectique… Ce sont des gens qui ont le sang à la tête et qui peuvent mourir d’une forte émotion…

— Moi, je suis-t-y apoplectique ?

— Non, et tu ne le seras jamais. Tu n’as pas une nature à ça. Alors le neveu avait remarqué que surtout les grandes rigolades rendaient son oncle malade, et même une fois il avait failli mourir à la suite d’un éclat de rire trop prolongé.

— Ça fait donc mourir, de rire ?

— Oui, quand on est apoplectique… Un beau jour, voilà le neveu qui arrive chez son oncle, juste au moment où il sortait de table. Jamais il n’avait si bien dîné. Il était rouge comme un coq et soufflait comme un phoque…

— Comme les phoques du Jardin d’acclimatation ?

— Ce ne sont pas des phoques, d’abord, ce sont des otaries. Le neveu se dit : « Voilà le bon moment », et il se met à raconter une histoire drôle, drôle…

— Raconte-la-moi, dis ?

— Attends un instant, je vais te la dire à la fin… L’oncle écoutait l’histoire, et il riait, il riait à se tordre, si bien qu’il était mort de rire avant que l’histoire fût complètement terminée.

— Quelle histoire donc qu’il lui a racontée ?

— Attends une minute… Alors, quand l’oncle a été mort, on l’a enterré, et le neveu a hérité…

— Il a pris aussi les bateaux ?

— Il a tout pris, puisqu’il était seul héritier.

— Mais quelle histoire qu’il lui avait racontée, à son oncle ?

— Eh bien !… celle que je viens de te raconter.

— Laquelle ?

— Celle de l’oncle et du neveu.

— Fumiste, va !

— Et toi, donc !

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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