TOUSSAINT LATOQUADE

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La semaine dernière, j’ai reçu un billet de faire-part ainsi conçu :

 

Monsieur et Madame Latoquade, rentiers à Port-au-Prince (Haïti), ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Toussaint Latoquade, leur fils, avec Madame Cornélie Huss, née Pausse,

Et vous prient, etc.

Madame veuve Cornelie Huss, née Pausse, a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Monsieur Toussaint Latoquade, étudiant en médecine,

Et vous prie, etc.

 

Le premier sentiment qui me saisit à la lecture de cette prose conviante fut l’affliction : comment, ce pauvre Huss était mort !

À vrai dire, le billet ne faisait aucune mention de ce trépas ; mais mon flair de détective ne s’y trompa point une seconde, l’état de veuvage chez la femme étant presque toujours déterminé par le décès du conjoint.

Quand j’eus versé un pleur suffisant sur la disparition de feu Huss, je livrai mon âme tout entière à la joie de la future union de sa veuve avec mon ami Toussaint.

Brave et bon Toussaint !

Dire qu’il était nègre serait demeurer au-dessous de là vérité. On l’aurait reconnu dans des ténèbres à couper au couteau : Il était plus noir que la plus épaisse des nuits.

Les chromographes affirmant que le noir absolu n’existe pas dans la nature sont de pitoyables brutes. Quand on ne connaît pas Toussaint Latoquade, on se tait. Voilà mon opinion.

En arrivant à Paris, il était venu demeurer dans une maison meublée de la place de la Sorbonne, où je gîtais moi-même.

Cette maison était alors gérée par le ménage Huss : madame Cornélie Huss, née Pausse, une aimable femme qui frisait coquettement la trentaine, et M. Huss, personnage sans tempérament, mais pâlissant volontiers, durant de longues nuits, sur les œuvres techniques de Jules Verne et de Louis Figuier.

Il aurait pu, sans pose, mettre à la porte de son immeuble cet écriteau : Le concierge est encyclopédiste.

Nous nous rencontrions souvent, Toussaint et moi, dans l’escalier. Lui m’ébauchait un petit sourire, moi un petit salut ; mais, comme nous n’avions jamais eu l’occasion de nous parler, les choses en restaient là.

Un matin, un tout petit matin, j’entendis frapper à ma porte.

— Entrez, grondai-je sous mes couvertures.

(Je laissais toujours la clef sur ma porte, dans l’espoir qu’une dame d’une grande beauté et entièrement nue entrerait chez moi, se trompant d’appartement.)

C’était Toussaint.

— Excusez-moi, cher monsieur, fit-il, avec le doux accent chanteur de son pays ; j’ai un petit serin hollandais qui vient de s’échapper de chez moi, et je crois bien qu’il est sur votre fenêtre.

— Voyez.

Ma fenêtre se trouvait veuve de tout serin hollandais ou autre.

La glace était rompue ; nous nous connaissions. La première fois que je le revis :

— Et votre serin hollandais ?

— Je vous remercie, je l’ai retrouvé.

Toussaint Latoquade gagna vite mon estime. Il devint mon ami et me conta son histoire.

Ses parents l’avaient envoyé à Paris pour étudier la médecine ; mais la médecine l’embêtait, oh ! oui, elle l’embêtait !

Il ratait d’ailleurs ses examens avec une régularité touchante et jamais démentie.

— C’est ce cochon de botanique, disait-il furieux, que je ne peux pas me mettre dans la tête !

D’autres fois, c’était ce cochon d’anatomie, ou ce cochon de pathologie.

Je crois qu’il se figurait les sciences à l’image d’un troupeau de cochons hargneux, rébarbatifs et malveillants.

Du reste, il était paresseux comme un loir, et bon, telle la lune. L’expression travailler comme un nègre trouvait en lui un absolu démenti.

Il était si bon, le pauvre Toussaint, et si naïf, que tout le quartier Latin en avait fait son joujou. Et non pas seulement les faces pâles, mais encore les plus ébénoïdes de ses camarades. Tout le monde s’en amusait.

Toussaint prit la jeunesse des Écoles en grippe, et, peu à peu, s’abstint de fréquenter les brasseries et les tables d’hôte de la rive gauche.

Il s’arrangea avec les concierges pour prendre sa nourriture avec eux. Dès lors, ce fut fini ; la loge des Huss devint son quartier général, et il ne s’en écarta jamais de plus de trente ou quarante mètres.

À midi, il descendait en pantoufles (d’inoubliables pantoufles représentant un jeu de cartes), foulard, veston de flanelle, le tout surmonté d’une casquette en toile blanche, trop petite pour sa bonne grosse tête crépue.

Il déjeunait longuement, sirotait des mokas sans fin, des liqueurs provenant de toutes les îles, et fumait des cigarettes, des cigarettes, des cigarettes.

(Avez-vous vu des doigts de nègre culottés par la cigarette ? Très curieux.)

L’estomac lourd, il mettait le nez à la porte, faisait la causette avec les cochers de la station, qui, tous, le connaissaient :

— Tiens, v’là monsieur Toussaint ! Comment ça va, monsieur Toussaint ? Une belle journée ! Vous payez pas un verre ?

Toussaint répondait qu’il allait bien, qu’effectivement c’était une belle journée, et, très volontiers, il payait un verre.

Les verres succédaient aux verres, l’heure du vermout arrivait tout doucement, et puis celle du dîner.

Le dîner se passait comme le déjeuner, la soirée comme l’après-midi.

Ainsi s’accomplissaient les journées de Toussaint Latoquade.

À force de fréquenter la loge des Huss, il connaissait aussi bien qu’eux l’indication du logis des locataires : M. Un Tel, deuxième à gauche… M. Machin, au cinquième, au fond du corridor à droite.

Ce fut un soulagement pour le ménage Huss, qui put, dès lors, s’offrir un peu d’agrément : le dimanche à la campagne, quelquefois le soir au théâtre.

Toussaint, ravi de jouer un rôle dans la société, donnait les renseignements, tirait le cordon de la meilleure grâce du monde.

Sur ces entrefaites, mes études se trouvant terminées (ou, du moins, je les jugeais telles, moi), je quittai le quartier Latin et ne revis plus mon ami Toussaint ni les Huss.

Il fallut l’occasion du mariage pour nous remettre en présence.

 

Naturellement, je n’ai pas manqué d’assister à la bénédiction nuptiale. C’était très bien, ma foi.

Madame veuve Cornélie Huss, née Pausse, fraîche comme une rose, vraiment appétissante avec sa belle poitrine sanglée dans un corsage de faille gris-perle du meilleur goût, et le bon Toussaint, énorme dans sa redingote moins noire que sa loyale figure, formaient un joli couple.

À la sacristie, je les ai félicités.

— Te rappelles-tu mon serin hollandais qui s’était échappé sur ta fenêtre ?

— Oui.

— C’était de la blague.

— Comment cela ?

— Oui, c’était de la blague… Je te gobais beaucoup, et j’ai imaginé ce moyen pour faire ta connaissance.

Brave Toussaint !

Alors, pour lui faire plaisir, je répondis :

— Eh bien, mon vieux, la prochaine fois que ton serin hollandais viendra sur ma fenêtre et que ce sera de la blague, envoie donc ta femme le chercher ; je le lui rendrai tout de suite.

Je ne sais pas exactement ce que Toussaint comprit à cet apologue, mais il en conçut la plus vive hilarité.

Source : Alphonse Allais. Vive la vie !, Flammarion, 1892.

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