TENUE DE FANTAISIE

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Après une frasque plus exorbitante que les précédentes — et Dieu sait si parmi les précédentes il s’en trouvait d’un joli calibre ! — le jeune vicomte Guy de La Hurlotte fut invité par son père à contracter un engagement de cinq ans dans l’infanterie française.

Guy, dont la devise était qu’on peut s’amuser partout, demanda seulement qu’on ne l’envoyât pas trop loin de Paris.

— Pourquoi pas tout de suite à la caserne de la Pépinière, à deux pas du boulevard ? s’écria le terrible comte. Non, mon garçon, tu iras au Sénégal.

La comtesse éclata en sanglots. Le Sénégal ! Est-ce qu’on revient du Sénégal !

— En Algérie, alors.

Finalement, après de nouveaux gémissements maternels, on tomba d’accord sur L…, petite garnison de Normandie, assez maussade et dénuée totalement de restaurants de nuit.

 

L’entrée de Guy dans l’existence militaire répondit exactement à ses remarquables antécédents civils.

Avec cette désinvolture charmante et cette aisance aristocratique que lui enviaient tous ses camarades, Guy, muni de sa feuille de route, pénétra chez l’officier chargé des écritures du régiment et qu’on appelle le gros major.

— Bonjour, mesdames, bonjour, messieurs… Ah ! pardon, il n’y a pas de dames, et je le regrette… Le gros major, s’il vous plaît ?

— C’est moi, fit un grand vieux sec, en veston, d’aspect grincheux.

— Comment ! c’est vous le gros major ? reprit Guy au comble de l’étonnement. Eh bien ! il faut que vous me le disiez vous-même pour que je le croie. Vous n’êtes pas gros du tout… et vous avez l’air si peu major ! Quand on me parlait du gros major, ce mot évoquait dans mon esprit une manière de futaille galonnée. J’arrive, et qu’est-ce que je trouve ?… une espèce d’échalas civil.

L’officier, déjà fort désobligé par ces propos impertinents, bondit de rage et d’indignation lorsqu’il apprit qu’ils étaient tenus par un simple engagé, un bleu !

L’attitude du jeune vicomte reçut sa récompense immédiate sous forme de huit jours de consigne.

— Et puis, ajouta l’officier, je me charge de vous recommander à votre capitaine.

— Je m’en rapporte à vous, mon gros major, et vous en remercie à l’avance. On n’est jamais trop recommandé auprès de ses chefs.

 

De tels débuts promettaient ; ils tinrent.

Tout de suite, Guy de La Hurlotte devint la coqueluche du régiment, où il apporta, à remplir ses devoirs militaires, tant de fantaisie et un tel parti pris d’imprévu, que la discipline n’y trouva pas toujours son compte.

Mais pouvait-on lui en vouloir, à cet endiablé vicomte, si charmant, si bon garçon, toujours le cœur et le londrès sur la main ?

Avec le peu d’argent qu’il recevait de sa famille et le grand crédit qu’il s’était procuré en ville, Guy menait au régiment une vie fastueuse de grand seigneur pour qui ne comptent édits ni règlements.

Pourtant, dans les premiers jours de son incorporation, le jeune vicomteécopa, comme on dit dans l’armée, deux jours de salle de police.

Passant avec sa compagnie dans la grand’rue de L…, Guy adressa une fougueuse déclaration et des baisers sans nombre à une jeune femme qui, sur son balcon, regardait la troupe.

Indigné de cette mauvaise tenue, le capitaine Lemballeur, aussitôt rentré, lui porta ce motif :

A eu dans les rangs une attitude tumultueuse et gesticulatoire peu conforme au rôle d’un soldat de deuxième classe.

Vous pensez si Guy fit un sort à ce libellé. Les mots tumultueuse etgesticulatoire devinrent populaires au régiment et en ville, et le pauvre capitaine Lemballeur n’osa plus jamais punir Guy.

Le colonel lui-même se sentait désarmé devant cette belle humeur, et, quand une plaisanterie du vicomte lui revenait aux oreilles, il se contentait de hausser les épaules avec indulgence, en murmurant « Sacré La Hurlotte, va ! »

Je n’entreprendrai pas de raconter par le menu les aventures militaires de notre joyeux ami. Les plus gros formats n’y suffiraient pas.

Je me contenterai, si vous voulez bien, de vous narrer l’épisode qui, selon moi, marque le point culminant de sa carrière fantaisiste.

 

C’était un dimanche. Guy se trouvait de garde.

À dix heures du soir, il prenait la faction au magasin, situé à deux ou trois cents mètres du poste.

Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage aux environs du magasin. Des gens du voisinage donnaient un grand bal costumé où devaient se rendre toute la brillante société de L…

Quelques invités (Guy était aussi répandu en ville que populaire au régiment) reconnurent, dans l’humble factionnaire, le brillant vicomte. Ce ne fut qu’un cri :

— Eh bien ! La Hurlotte, vous n’êtes donc pas des nôtres, ce soir ?

— J’en suis au désespoir, mais il m’est bien difficile de m’absenter en ce moment. On m’a confié la garde de cet édifice, et si on le dérobait en mon absence, je serais forcé de le rembourser à l’État, ce qui ferait faire une tête énorme à mon pauvre papa, déjà si éprouvé.

— Vous ne pouvez pas vous faire remplacer ?

— Tiens ! c’est une idée.

En effet, c’était une idée, une mauvaise idée, il est vrai ; mais pour Guy, une mauvaise idée valut toujours mieux que pas d’idée du tout.

Justement, un soldat passait, un petit blond timide.

— Veux-tu gagner cent sous, Baudru ?

— Ça n’est pas de refus… mais en quoi faisant ?

— En prenant ma faction, jusqu’à minuit moins le quart.

Tout d’abord Baudru frémit devant cette incorrecte proposition, mais, dame ! cent sous…

— Allons, conclut-il, passe-moi ton sac et ton flingot, et surtout, ne sois pas en retard.

 

L’entrée de Guy fit sensation.

Il avait trouvé dans le vestibule une superbe armure dans laquelle il s’était inséré, et il arrivait, casque en tête, lance au poing, caracolant comme dans les vieux tournois.

Les ennemis se trouvaient représentés par quelques assiettes de petits fours et des tasses à thé qui jonchèrent bientôt le sol.

La maîtresse de la maison commençait à manifester de sérieuses inquiétudes pour le reste de sa porcelaine, quand Baudru, pâle comme un mort, se précipita dans le salon.

— Dépêche-toi de descendre en bas, La Hurlotte ! V’là une ronde d’officier qui arrive. Tiens, prends ton fusil et ton sac.

Tout un monde de terreur tournoya sous le crâne de Guy. Les articles du Code militaire flamboyèrent devant ses yeux, en lettres livides : Conseil de guerre… abandon de son poste… Mort !

Tout cela en trois secondes !… Puis le sang-froid lui revint brusquement.

Se débarrasser de cette armure, il n’y fallait pas songer. La ronde aurait dix fois le temps d’arriver.

— Ma foi, tant pis ! je descends comme ça. Je trouverai bien une explication.

Il était temps. L’officier et son porte-falot n’étaient plus qu’à une cinquantaine de mètres de la guérite. Bravement, Guy se mit en posture, croisa la lance, et d’une voix forte, un peu étouffée par le casque baissé, cria : Halte-là !… qui vive ?

À cette brusque apparition, le soldat laissa choir son falot, et le brave capitaine Lemballeur, car c’était lui, ne put se défendre d’une vive émotion.

Si les aïeux de La Hurlotte avaient pu revenir sur terre à cette minute, ils eussent été satisfaits de leur descendant, car Guy, bardé de fer, casque en tête, la lance en arrêt, avait vraiment grande allure.

La lune éclairait cette scène.

Pourtant, la surprise du capitaine prit fin.

— Je parie que c’est encore vous, La Hurlotte ?

Après beaucoup d’efforts, Guy était enfin parvenu à lever la visière de son casque.

— Je vais vous dire, mon capitaine… Comme il faisait un peu froid.

— Oui, mon garçon, allez toujours. Je sais bien que ce n’est pas le toupet qui vous manque, mais celle-là est décidément trop raide ! Faites-moi le plaisir d’aller remettre cette ferblanterie où vous l’avez trouvée… et puis vous recevrez de mes nouvelles.

Guy termina sa faction en proie à une vive inquiétude, sentiment inaccoutumé chez lui.

De son côté, le capitaine Lemballeur n’était pas moins inquiet de la façon dont il libellerait le motif de la punition de La Hurlotte, car ses collègues en étaient encore à le blaguer avec la fameuse attitude tumultueuse et gesticulatoire.

Il rentra au poste, demanda le livre, se gratta la tête longuement et écrivit :

Deux jours de consigne au soldat de La Hurlotte. Étant de garde, a mis une tenue de fantaisie.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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