SIMPLE MALENTENDU

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Angéline (vous ai-je dit qu’elle se nommait Angéline ?) rappelait d’une façon frappante la Vierge à la chaise de Raphaël, moins la chaise, mais avec quelque chose de plus réservé dans la physionomie.

Grande, blonde, distinguée, Angéline ne descendait pourtant pas d’une famille cataloguée au Gotha, ni même au Bottin.

Son père, un bien brave Badois, ma foi ! balayait municipalement les rues de la ville de Paris (Fluctuat nec mergitur). Sa mère, une rougeaude et courtaude Auvergnate, était attachée, en qualité de porteuse de pain, à l’une des plus importantes boulangeries du boulevard de Ménilmontant.

Quant à Angéline, au moment où je la connus, elle utilisait ses talents chez une grande modiste de la rue de Charonne.

Son teint pétri de lis et de roses m’alla droit au cœur.

 

(Je supplie mes lecteurs de ne pas prendre au pied de la lettre ce pétrissage de fleurs. Un jour de l’été dernier, pour me rendre compte, j’ai pétri dans ma cuvette des lis et des roses. C’est ignoble ! et si l’on rencontrait dans la rue une femme lotie de ce teint-là, on n’aurait pas assez de voitures d’ambulance urbaine pour l’envoyer à l’hôpital Saint-Louis).

 

Comment ce balayeur et cette panetière s’y prirent-ils pour engendrer un objet aussi joliment délicat qu’Angéline ? Mystères de la génération !

Peut-être l’Auvergnate trompa-t-elle un jour le Badois avec un peintre anglais ?

 

(Les peintres anglais, comme chacun sait, sont réputés dans l’univers entier pour leur extrême beauté.)

 

Il était vraiment temps que je fisse d’Angéline ma maîtresse, car, le lendemain même, elle allait mal tourner.

Son ravissement de n’avoir plus à confectionner les chapeaux des élégantes du onzième arrondissement ne connut pas de bornes, et elle manifesta à mon égard les sentiments les plus flatteurs, sentiments que j’attribuai à mes seuls charmes.

Je n’eus rien de plus pressé (pauvre idiot !) que d’exhiber ma nouvelle conquête aux yeux éblouis de mes camarades.

— Charmante ! fit le chœur. Heureux coquin !

Un seul de mes amis, fils d’un richissime pharmacien d’Amsterdam, Van Deyck-Lister, crut devoir me blaguer, avec l’accent de son pays, ce qui aggravait l’offense :

— Oui, cette petite, elle n’est pas mal, mais je ne vous conseille pas de vous y habituer.

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’ai idée qu’elle ne moisira pas dans vos bras.

— Allons donc ! Je la conserverai aussi longtemps que je voudrai !

— Allons donc, vous-même ! Moi, je l’aurai quand je voudrai !

— Fat !

— Je vous parie cinquante louis qu’elle sera ma maîtresse avant la fin de l’année.

(Nous étions alors au commencement de décembre.)

Cinquante louis, c’était une somme pour moi, à cette époque ! Mais que risque-t-on quand on est sûr ?

Je tins le pari.

 

Sûr ? Oui, je croyais bien être sûr, mais avec les femmes est-on jamais sûr ? Donna è mobile.

Je me manquai pas de rapporter à mon Angéline les propos impertinents de Van Deyck-Lister.

— Et bien ! il a du toupet, ton ami !

Après un silence :

— Cinquante louis, combien que ça fait ?

— Ça fait mille francs.

— Mâtin !

Nous ne reparlâmes plus de cette ridicule gageure, mais moi je ne cessai de penser aux cinquante beaux louis que j’allais palper fin courant.

Un soir je ne trouvai pas Angéline à la maison, comme d’habitude. Elle ne rentra que fort tard.

Plus câline que jamais, elle me jeta ses bras autour du cou, m’embrassa à un endroit qu’elle savait bien et de sa voix la plus sirénéenne :

— Mon chéri, dit-elle, jure-moi de ne pas te fâcher de ce que je vais te dire…

— Ça dépend.

— Non, ça ne dépend pas. Il faut jurer.

— Pourtant…

— Non, pas de pourtant ! Jure.

— Je jure.

— Eh bien ! tu sais que nous ne sommes pas riches, en ce moment…

— Dis plutôt que nous sommes dans une purée visqueuse.

— Justement. Eh bien ! j’ai pensé que lorsqu’on peut gagner cinquante louis si facilement, on serait bien bête de se gêner…

— Comprends pas.

— Alors, je suis allée chez ton ami Van Deyck-Lister, et comme ça, il te doit cinquante louis.

La malheureuse ! Voilà comme elle comprenait les paris !

Était-ce jalousie ? Était-ce la fureur de perdre mille francs aussi bêtement ? Je ne me souviens pas, mais toujours est-il qu’à ce moment, je ressemblai beaucoup plus à un obus en fonction qu’à un être doué de raison.

— Tu n’as donc pas compris, espèce de dinde, hurlai-je, que puisque ce sale Hollandais a couché avec toi, c’est moi qui lui dois cinquante louis ?

— Mon Dieu, mon Dieu ! Faut-il que je sois bête ! éclata-t-elle en sanglots.

Et afin qu’elle ne gémît pas pour rien, je lui administrai une paire de calottes, ou deux.

 

Il y a des gens qui rient jaune ; Angéline, elle, pleurait bleu, car je vis bientôt luire à travers l’onde mourante de ses larmes l’arc-en-ciel de son sourire.

— Veux-tu que je te parle, mon chéri ?

— …

— J’ai une idée. Tu verras, tu ne perdras pas ton argent.

— …

— Demain je retournerai chez Van Deyck-Lister, et je lui dirai de ne rien te dire. Comme ça, c’est lui qui te devra les cinquante louis.

J’acquiesçai de grand cœur à cette ingénieuse proposition.

 

(Je dois dire, pour mon excuse, que ces faits se passaient dans le courant d’une année où, à la suite d’une chute de cheval, j’avais perdu tout sens moral.)

 

Très loyalement, Van Deyck-Lister le 31 décembre, à minuit, me remit la somme convenue.

J’empochai ce numéraire sans qu’un muscle de mon visage tressaillît, et j’offris même un bock au perdant.

Souvent, par la suite, Angéline retourna chez Van Deyck-Lister. Chaque fois, elle en revenait munie de petites sommes qui, sans constituer une fortune importante, mettaient quelque aisance dans notre humble ménage.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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