SANCTA SIMPLICITAS

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Il y a, dans le monde, des gens compliqués et des gens simples.

Les gens compliqués sont ceux qui ne sauraient remuer le petit doigt sans avoir l’air de mettre en branle les rouages les plus mystérieux. L’existence de certaines gens compliqués semble un long tissu de ressorts à boudin et de contrepoids.

Voilà ce que c’est que les gens compliqués.

 

Les gens simples, au contraire, sont des gens qui disent oui quand il faut dire oui, non, quand il faut dire non, qui ouvrent leur parapluie quand il pleut (et qu’ils ont un parapluie) et qui le referment dès que la pluie a cessé de choir. Les gens simples vont tout droit leur chemin, à moins qu’il n’y ait une barricade qui les contraigne à faire un détour.

Voilà ce que c’est que les gens simples.

 

Parmi les gens les plus simples que j’aie connus, il en est trois dont l’un entra en relation avec les deux autres dans des conditions de simplicité telles que je vous demande la permission de vous conter cette histoire, si vous avez une minute.

Le premier de ces gens simples est un jeune gentilhomme, fort joli garçon et riche, qui s’appelle Louis de Saint-Baptiste.

Les deux autres se composent de M. Balizard, important métallurgiste dans la Haute-Marne, et de Mme Balizard, jeune femme pas jolie, si vous voulez, mais irrésistible pour ceux qui aiment ce genre-là.

 

Un soir, Mme Balizard demanda simplement à son mari :

— Est-ce que nous n’irons pas bientôt à Paris voir l’Exposition ?

— Impossible, répondit simplement le métallurgiste ; j’ai de très gros intérêts en jeu, et je serais plus fourneau que tous mes hauts fourneaux réunis, si je quittais mon usine en ce moment.

— Bien, répliqua simplement Mme Balizard, nous attendrons.

— Mais, qui t’empêche d’y aller seule, si tu en as envie ?

— Bien, mon ami.

Et le lendemain même de cette conversation (la simplicité n’exclut pas la prestesse) Mme Balizard prenait l’express de Paris, très simplement.

 

Peu de jours après son arrivée, elle se trouvait au Cabaret Roumain, très émue par la musique des Lautars (la simplicité n’exclut pas l’art), quand un grand, très joli garçon vint s’asseoir près d’elle.

C’était Louis de Saint-Baptiste.

Il la regarda avec une simplicité non dénuée d’intérêt.

Elle le regarda dans les mêmes conditions.

Et il dit :

— Madame, vous avez exactement la physionomie et l’attitude que j’aime chez la femme. Je serais curieux de savoir si votre voix a le timbre que j’aime aussi. Dites-moi quelques mots, je vous prie.

— Volontiers, monsieur. De mon côté, je vous trouve très séduisant, avec votre air distingué, vos yeux bleus qui ont des regards de grand bébé, et vos cheveux blonds qui bouclent naturellement, et si fins.

— Je suis très content que nous nous plaisions. Dînons ensemble, voulez-vous ?

— Dînons ensemble.

Ils dînèrent ensemble ce soir-là, et, le lendemain, ils déjeunèrent ensemble.

Le surlendemain, ce n’est pas seulement leurs repas qu’ils prirent en commun.

Mais tout cela, si simplement!

 

Les meilleures choses prennent fin, ici-bas, et bientôt Mme Balizard dut regagner Saint-Dizier.

Pas seule.

Dieu avait béni son union passagère et coupable (socialement) avec M. de Saint-Baptiste.

Ce dernier fut immédiatement informé dès que la chose fut certaine, et il en frémit tout de joie dans son cœur simple.

Ce fut une petite fille.

Un beau matin du mois suivant, Saint-Baptiste se dit simplement :

— Je vais aller chercher ma petite fille.

Et il prit l’express de Saint-Dizier.

 

— M. Balizard, s’il vous plaît ?

— C’est moi, monsieur.

— Moi, je suis M. Louis de Saint-Baptiste, et je viens prendre ma petite fille.

— Quelle petite fille ?

La petite fille dont Mme Balizard est accouchée la semaine dernière.

— C’est votre fille ?

— Parfaitement.

— Tiens ! ça m’étonne que ma femme ne m’ait pas parlé de ça.

— Elle n’y aura peut-être pas songé.

— Probablement.

Et d’une voix forte, M. Balizard cria :

— Marie !

(Marie, c’est le nom de Mme Balizard, un nom simple.)

Marie arriva et très simplement :

— Tiens, fit-elle, Louis ! Comment allez-vous ?

Mais M. Balizard, qui était un peu pressé, abrégea les effusions.

— Ma chère amie, M. de Saint-Baptiste affirme qu’il est le père de la petite.

— C’est parfaitement exact, mon ami, j’ai des raisons spéciales pour être fixée sur ce point.

— Alors il faut lui remettre l’enfant. Occupe-toi de ça. Je vous demande pardon de vous quitter aussi brusquement, mais une grosse affaire de fourniture de rails… À tout à l’heure, Marie… Serviteur, monsieur.

— Bonjour, monsieur.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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