POÈME MORNE

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Traduit du belge

Pour Mæterlinck.

Sans être surannée, celle que j’aimerais aurait un certain âge.
Elle serait revenue de tout et ne croirait à rien.
Point jolie, mais persuadée qu’elle ensorcelle tous les hommes,
sans en excepter un seul.
On ne l’aurait jamais vue rire.
Sa bouche apâlie arborerait infréquemment le sourire navrant de ses désabus.

Ancienne maîtresse d’un peintre anglais, ivrogne et cruel,
qui aurait bleui son corps,
tout son corps,
à coups de poing,
elle aurait conçu la vive haine de tous les hommes.

Elle me tromperait avec un jeune poète inédit,
dont la chevelure nombreuse, longue
et pas très bien tenue
ferait retourner les passants
et les passantes.

Je le saurais, mais, lâche, je ne voudrais rien savoir.
Rien !
Seulement, je prendrais mes précautions.
Le jeune poète me dédierait ses productions,
ironiquement.

Cette chose-là durerait des mois
et des mois.
Puis, voilà qu’un beau jour Eloa s’adonnerait à la morphine.

Car c’est Eola qu’elle s’appellerait.

La morphine accomplirait son œuvre
néfaste.
Les joues d’Eloa deviendraient blanches, bouffies,
si bouffies
qu’on ne lui verrait plus les yeux,
et piquetées de petites tannes.
Elle ne mangerait plus.
Des heures entières, elle demeurerait sur son canapé,
comme une grande bête lasse.
Et des relents fétides se mêleraient aux buées de son haleine.

Un jour que le pharmacien d’Eloa serait saoul,
il se tromperait,
et, au lieu de morphine,
livrerait je ne sais quel redoutable alcaloïde.
Eloa tomberait malade.
comme un cheval.
Ses extrémités deviendraient froides
comme celles d’un serpent,
et toutes les angoisses de la constriction
se donneraient rendez-vous dans sa gorge.

L’agonie commencerait.

Ma main dans la main d’Eloa,
Eloa me ferait jurer,
qu’elle morte,
je me tuerais.
Nos deux corps, enfermés dans la même bière,
se décomposeraient en de communes purulences.
Le jus confondu de nos chairs putréfiées passerait dans la même sève,
produirait le même bois des mêmes arbustes,
s’étalerait, viride, en les mêmes feuilles,
s’épanouirait, radieux, vers les mêmes fleurs.

Et, dans le cimetière,
au printemps,
quand une jeune femme dirait : Quelle bonne odeur !
cette odeur-là, ce serait, confondues nos deux âmes sublimées.

Voilà les dernières volontés d’Eloa.
Je lui promettrais tout ce qu’elle voudrait, et même d’autres choses.

Eloa mourrait.

Je ferais à Eloa des obsèques convenables, et,
le lendemain,
je prendrais une autre maîtresse
plus drôle.

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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