LE TRIPOLI

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À Hermann Paul.

 

C’était un homme de ma compagnie qui s’appelait Lapouille, mais que nous avions baptisé l’Homme, à cause d’une histoire à lui arrivée récemment.

En manière de parenthèse, voici cette histoire :

Puni de consigne — comme il lui advenait plus souvent qu’à son tour — l’excellent Lapouille avait, tout de même, jugé bon de faire en ville un petit tour hygiénique, lequel se prolongea jusque vers les onze heures du soir.

Aussi, dès son retour à la caserne, fut-il invité par monsieur l’adjudant à terminer à la salle de police une nuit si bien commencée.

Lapouille, sans murmurer, revêtit la tenue d’usage, empoigna sa paillasse et se dirigea, d’un pas philosophe, vers les salles de discipline.

— Comment, encore un ! s’écria le sergent de garde. Mais, c’est complet, ici !

— Bon, fit tranquillement Lapouille, n’en parlons plus. Je vais aller coucher à l’hôtel.

— La salle de police des hommes est pleine… On va vous mettre dans la salle des sous-officiers. Justement il n’y a personne.

Mais Lapouille n’entendait pas de cette oreille. Il protesta froidement :

— Pardon, sergent, je suis un homme, et j’entends subir ma peine dans la salle de police des hommes.

— Puisque je vous dis que c’est plein, espèce d’andouille !

— Je m’en f… sergent, je suis un homme, je ne connais que ça !

— Mais, bougre d’imbécile, vous serez bien mieux dans la salle des sous-offs.

— Il ne s’agit pas de bien-être, là-dedans ! C’est une question de principe. Suis-je un homme ? Oui. Eh bien ! on doit me mettre dans la salle deshommes. Quand je serai sergent, vous me mettrez dans la salle des sous-officiers, et je ne dirai rien. Mais, d’ici là… je suis un homme.

Arrivé, sur ces entrefaites, et impatienté de ce colloque, l’adjudant ne parlait de rien moins que de saisir Lapouille par les épaules, et le pousser dans la boîte avec un  » coup de pied quelque part. Lapouille prit alors un air grave.

— Monsieur l’adjudant, je suis dans mon droit. Si vous me violentez, j’écrirai à la République française.

Pourquoi la République française, de préférence à tout autre organe ? On n’en a jamais rien su. Mais, c’était le suprême argument de Lapouille ; pour peu qu’un caporal le commandât un peu brusquement de corvée de quartier, Lapouille parlait, tout de suite, d’écrire à la République française.

Devant cette menace, l’adjudant perdit contenance. Diable ! la République française.

Et Lapouille continuait, infatigable.

— Je suis un homme, moi. Je ne connais que ça ! Je suis un homme ! Je veux la salle de police des hommes !

Finalement, on l’envoya coucher dans son lit.

Le nom lui en resta : on ne disait plus Lapouille, on disait l’Homme ; l’Homme par ci, l’Homme par là.

 

Ce trait indique assez le caractère de mon ami Lapouille, le type du soldat qui arrive à toutes ses fins, celui qu’on désigne si bien dans l’armée : celui qui ne veut rien savoir.

Non, Lapouille ne voulait rien savoir, ni pour les exercices, ni pour les corvées, ni pour la discipline.

— Mais vous n’en f… pas un coup ! lui disait un jour le capitaine.

— Non, mon capitaine, répondait poliment Lapouille, pas un coup.

Et il développait, pour sa flemme et sa tranquillité, des trésors de force, d’inertie, des airs d’idiot incurable, de géniales roublardises, et puis surtout une telle quiétude, un tel insouci des châtiments militaires, une si folle inconscience (apparente, du moins), qu’on n’osait pas le punir, et souvent ilramassait deux jours de consigne pour des faits qui auraient envoyé n’importe lequel de ses camarades à Biribi.

Le damoclésisme de la fameuse République française lui rendait les plus vifs services auprès des caporaux et sergents, braves bougres pour qui la crainte de la presse est le commencement de la sagesse.

Dans les environs de Noël, Lapouille fit comme les autres et sollicita une permission de huit jours pour aller à Paris, se retremper un peu dans le sein de sa famille.

Lapouille ne vit pas son désir exaucé, sa conduite précédente ne le désignant nullement pour une telle faveur.

Notre ami ne manifesta aucun désespoir, n’éleva aucune réclamation, mais je puis vous assurer que le jour de Noël, quand, à l’appel du soir, le caporal de chambrée nomma Lapouille, personne ne répondit, par cette excellente raison que Lapouille se trouvait à Paris, en train de sabler le vin chaud avec quelques-uns de ses amis.

La petite fête dura six jours.

Le jeune Lapouille semblait s’occuper de son régiment comme de ses premières galoches. Il avait retrouvé une petite bonne amie, de joyeux camarades, carotté quelque argent à sa famille. Le temps se tuait gaiement.

Le soir du sixième jour, comme il dînait en joyeuse compagnie, un copain, qui avait servi, lui dit tranquillement, au dessert :

— Tu n’as pas l’air de t’en douter, mon bonhomme, mais c’est ce soir que tu vas être porté déserteur !

Malgré son mépris des règlements militaires, Lapouille éprouva un petit tressaillement désagréable… Déserteur !

Il eut une rapide et désenchanteresse vision de Bat d’Af, de silos, de cailloux cassés sur une route peu ombragée.

En un mot, Lapouille ne rigolait plus.

Il acheva de dîner, passa la soirée avec ses amis et se retira discrètement vers onze heures.

Vingt minutes après, il était place Vendôme et abordait le factionnaire du gouvernement de Paris.

— Bonsoir, mon vieux. Sale temps, hein !

Le factionnaire, un garçon sérieux, ne répondit point. Lapouille insista :

— C’est là que demeure le gouverneur de Paris, dis ?

— Oui, c’est là.

— Eh bien, va lui dire que j’ai à lui parler.

— Dis donc, t’es pas fou, toi, de vouloir parler au gouverneur de Paris, à c’t’heure-là ?

— T’occupe pas de ça, mon vieux. Va lui dire que j’ai à lui parler, tout de suite.

— Tu ferais mieux d’aller te coucher. T’es saoul, tu vas te faire f… dedans.

— Tu ne veux pas aller chercher le gouverneur de Paris ? Une fois, deux fois…

— M…!

— Bon, j’y vais moi-même.

Et comme Lapouille se disposait à pénétrer, le factionnaire dut croiser la baïonnette et appeler à la garde.

— Sergent, reprit Lapouille, allez dire au gouverneur de Paris qu’il y a quelqu’un en bas qui le demande.

On essaya de parlementer avec Lapouille, de le raisonner, de l’envoyer se coucher. Rien n’y fit. Lapouille ne sortait pas de là, il tenait à voir le gouverneur de Paris.

Un officier, attiré par le bruit, perdit patience :

— F…-moi cet homme-là au bloc. On verra demain.

Le lendemain, dès le petit matin, le poste retentissait des clameurs de Lapouille.

— Le gouverneur de Paris ! Le gouverneur de Paris ! J’ai quelque chose de très important à communiquer au gouverneur de Paris.

C’était peut-être vrai, après tout. Et puis, qu’est-ce qu’on risquait ?

Donc, le gouverneur de Paris fit venir Lapouille dans son bureau :

— C’est vous qui tenez tant à me voir, mon ami ? De quoi s’agit-il ?

— Voici, mon gouverneur : Mon colonel m’a envoyé à Paris pour astiquer le dôme des Invalides. Or, j’ai oublié mon tripoli et je n’ai pas d’argent pour en acheter. Alors, je viens vous demander de me fournir du tripoli, ou alors de me renvoyer dans mon régiment chercher le mien.

Ce petit discours fut débité sur un ton tellement sérieux, que Lapouille, avec tous les égards dus à son rang, était amené au Val-de-Grâce, dans un assez bref délai.

Là, il ne se démentit pas d’une semelle. Il répéta aux médecins son histoire de l’astiquage du dôme des Invalides, sa pénurie de tripoli, et la crainte qu’il éprouvait d’être attrapé par son colonel.

Il fut mis en observation. Un mois après, il était réformé.

 

De temps en temps, je le rencontre, ce brave Lapouille, et il ne manque jamais de me dire :

— Crois-tu qu’ils en ont une couche, hein ?

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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