LE TEMPS BIEN EMPLOYÉ

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À cette époque-là, — voilà bien une pièce de dix ans ; comme le temps passe ! — je payais mon loyer à des intervalles inégaux, mais peu rapprochés.

Ça n’a pas beaucoup changé depuis, mais maintenant, j’ai une bonne propriétaire, qui se contente de me dire entre temps :

— Eh bien! monsieur A…, pensez-vous à moi ?

— Mais oui, madame C…, lui souris-je irrésistiblement, je n’arrête pas d’y penser.

Et elle reprend, douloureuse.

— C’est que je suis bien gênée, en ce moment.

— Pas tant que moi, madame C…, pas tant que moi !

À l’époque dont je parle, je me trouvais en proie à un propriétaire qui ne se fit aucun scrupule d’éparpiller aux quatre vents des enchères publiques mon mobilier hétéroclite et mes collections (provenant en grande partie d’objets dérobés).

Je ne fis ni une ni deux, et, dégoûté du quartier Latin, j’allai me nicher dans le premier hôtel venu du quartier Poissonnière, parfaitement inconnu de moi, d’ailleurs.

Maison calme, patriarcale, habitée par des gens qu’on ne rencontrait jamais dans les escaliers et qui se couchaient à des heures incroyables de nuit peu avancée.

J’en rougissais.

J’avais beau rentrer comme les poules, c’était toujours moi le dernier couché.

Je ne connaissais pas mes co-locataires, mais leurs chaussures n’avaient aucun mystère pour moi.

À la lueur de mes allumettes-bougies (de contrebande), je les connus et les reconnus, sans jamais me tromper.

Par exemple, je savais que le 7 chaussait couramment de gros brodequins en cuir fauve, tandis que le 12 avait adopté la bottine en chevreau à boutons.

Et toutes ces chaussures, rangées sur leur paillasson respectif, me semblaient, dans la nuit des couloirs, autant de muets reproches.

— Comment ! disaient les bottines à élastiques du 3, tu rentres seulement et voici l’aurore.

Les souliers vernis du 14 reprenaient :

— Vil débauché, d’où viens-tu ? Du tripot, sans doute, ou de quelque endroit pire encore !

Et je m’enfuyais, confus, par les couloirs ténébreux.

Une seule consolation m’était réservée : un paillasson qui ne m’insultait pas.

Non pas qu’il fût jamais veuf de cuir au contraire, toujours deux paires, une de femme, une d’homme.

Celle de femme, jolie, minuscule, adorablement cambrée et visiblement toujours au service des mêmes petits pieds.

Celle d’homme, ondoyante, diverse et jamais la même que la veille ou le lendemain.

Des fois, bottes élégantes ; d’autres jours, solides chaussures à cordons ; ou bien larges souliers plats, pleins de confort.

Mais toujours de la bonne cordonnerie, cossue.

Les hommes se renouvelaient, et on devinait en eux des gaillards à leur aise.

Et, en somme, se renouvelaient-ils tant que ça ?

Pas tant que ça, car, à force d’habitude, j’arrivai à les reconnaître et à savoir leur jour.

Ainsi, les solides chaussures passaient sur le paillasson infâme la nuit du mardi au mercredi.

La nuit du mercredi au jeudi était réservée aux bottes fines, et ce fut toujours le dimanche soir que je remarquai les larges souliers plats.

Un seul jour de la semaine, ou plutôt une seule nuit, les jolies petites bottines restaient seules.

Et ce qu’elles avaient l’air de s’embêter, les pauvres petites !

Souvent j’eus l’idée de leur proposer ma société, mais je ne les connaissais vraiment pas assez pour ça.

Et régulièrement, toutes les nuits du jeudi, les petites bottines se morfondaient en leur pitoyable solitude.

Je n’avais jamais vu la dame hospitalière, mais je grillais du désir d’entrer en relations avec elle ; ses bottines étaient si engageantes !

Et un beau jour, dans l’après-midi, je frappai à la porte.

Une manière de petite bourgeoise infiniment jolie, un peu trop sérieuse peut-être, vint m’ouvrir.

Je crus m’être trompé, mais un rapide coup d’œil sur les bottines me rassura : C’était bien la personne.

J’incendiai mes vaisseaux et déclarai ma flamme.

Elle écouta ma requête avec un petit air grave, en bonne commerçante qui recevrait une commande et se verrait désolée de la refuser :

— Je suis navrée, monsieur, mais, impossible… tout mon temps est pris.

— Pourtant, insistai-je, le jeudi ?

Elle réfléchit deux secondes.

— Le jeudi ? J’ai mon cul-de jatte.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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