LE CHAMBARDOSCOPE

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Je ne me rappelle plus qui, mais je crois bien que ce fut le jeune duc Honneau de la Lunerie, quelqu’un s’écria :

— Non, l’homme n’est pas un animal, ou si c’est un animal, c’est un animal supérieur.

Sur ce dernier mot, Laflemme perdit patience :

— Un animal supérieur, l’homme !… Voulez-vous avoir mon opinion sur l’homme ?

— Volontiers, Laflemme.

— L’homme est une andouille, la dernière des andouilles.

— Et la femme ?

— La femme en est l’avant-dernière.

— Tu es dur pour l’humanité, Laflemme.

— Pas encore assez ! C’est précisément l’humanité qui a perdu l’homme. Dire que cet idiot-là aurait pu être le plus heureux des animaux, s’il avait su se tenir tranquille ! Mais non, il a trouvé qu’il n’avait pas assez contre lui de la pluie du ciel, du tonnerre de Dieu, des maladies, et il a inventé la civilisation.

— Pourtant, Laflemme… interrompit le jeune duc Honneau de la Lunerie.

— Il n’y a pas de pourtant, duc Honneau ! véhémenta Laflemme. La civilisation, qu’est-ce que c’est, sinon la caserne, le bureau, l’usine, les apéritifs et les garçons de banque ?

… L’homme est si peu le roi de la Nature, qu’il est le seul de tous les animaux qui ne puisse rien faire sans payer. Les bêtes mangent à l’œil, boiventà l’œil… aiment à l’œil

— Je te ferai remarquer, Laflemme, que beaucoup d’humains ne se gênent pas pour pratiquer cette dernière opération le plus ophtalmiquement du monde. Il existe même certains quidams qui en tirent de petits bénéfices.

— Parfaitement ! mais de quel opprobre l’humanité ne couvre-t-elle pas ces êtres ingénieux et charmants ! Je reviens à la question. Avez-vous jamais vu un daim se ruiner pour une biche ? Le cochon le plus dévoyé ne peut-il pas se livrer à toutes ses cochonneries sans qu’un de ses confrères, déguisé en sergent de ville ou en huissier, ne vienne lui présenter un mandat d’arrêt ou un billet à ordre !… Dites-le-moi franchement, qui de vous peut se vanter d’avoir assisté au spectacle d’une sarigue tirant un sou de sa poche !

Pas un de nous ne releva le défi.

Laflemme avait décidément raison : l’homme était un animal inférieur.

Le jeune duc Honneau de la Lunerie lui-même semblait écrasé sous l’éloquence documentaire de notre brave ami Laflemme.

Notre brave ami Laflemme n’était pas, comme on pourrait le croire, un paradoxal fantaisiste, un creux théoricien.

À peine au sortir de l’enfance, et même un peu avant, il avait mis en pratique ses théories sur la méprisabilité du travail.

Sa devise favorite était : On n’est pas des bœufs. Son programme : Rien faire et laisser dire.

La manifestation de ces farouches révolutionnaires qui réclamaient huit heures de travail par jour lui arracha de doux sourires, et il félicita de tout son cœur les gardiens de la paix (sic) qui assommèrent ces formidables idiots.

Laflemme ne possédait aucune fortune personnelle ou autre. Employé nulle part, il eût été mal venu à réclamer des appointements.

L’horreur instinctive qu’il avait de la magistrature en général et de Mazas en particulier le maintint dans le chemin d’une vertu relative.

Il lui arriva souvent d’emprunter des sommes qu’il négligea de rendre, mais toujours à des gens riches que ces transactions ne pouvaient gêner (une certaine sensibilité native lui tenant lieu de conscience).

Entre temps, il exécutait des besognes pitoyablement rémunératrices, mais coûtant si peu d’efforts, comme, par exemple, des romans pour le compte de M. Richebourg.

Un de ceux qu’il écrivit, dans ces conditions, est resté gravé au plus creux de tous les cœurs vraiment concierges. Il s’appelait, si mes souvenirs sont exacts :

 

La Belle Cul-de-Jatte
ou la Fille du Fou mort-né.

 

Tout l’argent que lui rapporta cette œuvre sensationnelle passa, d’ailleurs, à l’entretien d’une charmante jeune femme de Clignancourt, qu’il possédait pour maîtresse, et à qui sa taille exiguë avait valu le sobriquet de la môme Zéro-Virgule-Cinq.

Malgré ces faibles dimensions, la môme Zéro-Virgule-Cinq était douée d’appétits cléopâtreux et le pauvre Laflemme dut la céder, un beau soir, pour dix louis, à un Russe ivre-mort.

L’hiver approchait. Laflemme, assez frileux de sa nature, et dégoûté de patauger dans la boue frigide de Paris, alors qu’il fait si beau soleil dans le Midi, résolut d’aller passer l’hiver à Nice.

Il fit ses malles, lesquelles consistaient en une valise surannée, enleva la petite aiguille d’une vieille montre en nickel qu’il avait, mit la grande aiguille sur six heures et prit le train de Nice.

 

Encore peu de monde à Nice : la saison commençait à peine.

Laflemme s’installa dans un hôtel confortable, et, dès le premier dîner qu’il fit à la table d’hôte, intéressa vivement les voyageurs.

La conversation était tombée, comme il arrive à toutes les tables d’hôte de Nice, chaque jour que Dieu fait, sur le fameux tremblement de terre de 1886.

(À Nice, on ne connait que quatre sujets de conversation : la roulette de Monte-Carlo, le tremblement de terre de 86, les gens de marque arrivant oupartant, et la joie généreuse qu’on éprouve à avoir chaud quand les Parisiens grelottent.)

— Le tremblement de terre ! dit Laflemme d’une voix douce, mais bien articulée. Les gens qui en seront victimes désormais, c’est qu’ils le voudront bien.

On dressa l’oreille d’un air interrogateur.

— Parfaitement, puisque la science permet maintenant de prévoir la catastrophe vingt-quatre heures avant son explosion.

Pour le coup, tous les dîneurs se suspendirent aux lèvres de Laflemme.

— Comment ! vous ne connaissez pas le chambardoscope, cet instrument inventé par un prêtre irlandais ?

Aucun de ces messieurs et dames ne connaissait le chambardoscope.

Laflemme sortit sa fameuse vieille montre de nickel.

— Vous voyez, ça n’est pas bien compliqué. L’instrument ressemble un peu à une montre, à cette différence près qu’il ne comporte qu’une aiguille. L’intérieur consiste en un appareil extrêmement sensible aux courants telluriques qui travaillent le sol. La façon de s’en servir est des plus simples. Vous placez l’instrument à plat, comme ceci, de façon que l’aiguille soit bien dans l’axe du méridien, comme cela. Si l’aiguille se maintient sur le chiffre 6, rien à craindre. Si l’aiguille incline à droite du 6, c’est qu’on a affaire à des courants telluriques positifs. Si, au contraire, elle se dirige à gauche, cela annonce des courants telluriques négatifs, plus dangereux que les autres.

Tous les yeux se fixaient, attentifs, sur l’aiguille, qui se maintint impassiblement au chiffre 6.

— Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles, conclut gaiement Laflemme.

 

À partir de ce jour, Laflemme fut l’enfant gâté de l’hôtel. Au déjeuner, au dîner, il devait sortir son chambardoscope.

— Encore rien aujourd’hui ! Allons, ça va bien !

Et les visages de refléter la sérénité.

Le matin du septième jour, Laflemme descendit plus tôt que de coutume. Il prit en particulier le patron de l’hôtel.

— Ayez la bonté de me préparer ma note. Je télégraphie à Paris pour qu’on m’envoie de l’argent, et je file ce soir.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Voyez plutôt.

Le chambardoscope marquait 9 et demi. Courants telluriques négatifs, les pires de tous ! Ça n’allait pas traîner.

Le patron blémit.

— Surtout, n’en dites rien à personne… Votre instrument peut se tromper.

— Mon devoir me commande d’avertir tout le monde.

— N’en faites rien, je vous en conjure.

Et le pauvre homme blêmissait toujours. Cette révélation, c’était l’hôtel vidé sur l’heure, la saison perdue, la ruine !

— Tenez, monsieur Laflemme, voici votre note acquittée, faites-moi l’amitié de partir tout de suite.

— Mais je n’ai pas d’argent pour le voyage.

— Voici 200 francs, mais partez sans rien dire.

Laflemme mit gravement la note acquittée dans son portefeuille, les dix louis dans son porte-monnaie et prit le train.

Il passa une délicieuse journée à Cannes et revint, le soir même, s’installer dans un excellent hôtel de Nice, — pas le même, bien entendu.

Le chambardoscope excita le même intérêt dans ce nouvel endroit que dans le précédent.

Je ne fatiguerai pas le lecteur au récit monotone des aventures de Laflemme dans les hôtels de Nice.

Qu’il vous suffise de savoir que le coup du chambardoscope ne rata jamais.

La roulette de Monte-Carlo, touchée de tant d’ingéniosité, se transforma enalma parens pour Laflemme qui revint, au printemps, gros, gras, souriant et non dénué de ressources.

C’est à ce moment-là qu’il ajouta à sa devise favorite, un peu triviale, de :On n’est pas des bœufs, celle plus élégante et néo-darwinienne de : Truc for life !

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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