GIOVENTU

[ A+ ] /[ A- ]

Dire qu’on a eu vingt ans, qu’on ne les a plus, qu’on ne les r’aura plus jamais !

Never more ! comme disait Edgar Poë, l’ancêtre américain de notre vieil ami Lucien Poë (1) (de Lapin), l’archéologue bien connu de la Butte.

Et, à propos de l’archéologue bien connu de la Butte, laissez-moi vous conter une anecdote qui vous donnera une idée de l’esprit de répartie de Lucien.

Gandillot, souhaitant vivement offrir un cadeau à une jeune femme qui l’avait comblé de ses dernières faveurs, rencontre Poë (de Lapin).

— N’aurais-tu pas, dit le jeune et déjà célèbre dramaturge, quelque terre cuite ?

— Mon pauvre Léon, pour le moment, je n’ai qu’une simple cuite.

 

Mais laissons là dramaturges et paléographes, et revenons à nos moutons.

Vingt ans, ai-je dit ; oh ! oui, vingt ans !

Je ne sais pas où vous demeuriez quand vous aviez vingt ans. Pour moi, j’habitais un délicieux petit rez-de-chaussée sis au cinquième étage d’une maison du boulevard Montparnasse, dont j’ai oublié le numéro (presque au coin de la rue Vavin).

Tout près de ma demeure, les ménagères du quartier pouvaient se procurer leurs articles de nouveautés aux Galeries Montparnasse.

Je me suis toujours demandé pourquoi le fondateur de cette maison avait mis galeries au pluriel. Je ne sais même pas pourquoi il aurait mis galerie au singulier.

Je n’en ai jamais su la cause, mais ce mot galerie à toujours eu le privilège de m’épater beaucoup. Une galerie !

Les Galeries Montparnasse n’avaient de prodigieux que leur nom et leur patronne.

Cette dernière, à l’heure qu’il est, en admettant qu’elle vive encore, ne doit plus être de la première fraîcheur, car, à l’époque dont je parle (oh ! mes vingt ans !), elle était déjà blette ; pas énormément, mais un peu.

Qu’importait ? Ses grands yeux noirs, ses accroche-cœur à l’espagnole, ses petites moustaches brunes avaient tout chaviré mon pauvre cœur, et je l’aimais, oh! je l’aimais !

À vingt ans, j’étais un des garçons les plus bêtes de mon âge, pour ce qui est des pourchas d’amour (à part ça, d’une intelligence remarquable).

Jamais je n’osai déclarer ma flamme à madame Galerie (c’est ainsi que je l’appelais, dans l’ignorance de toute autre dénomination).

Chaque matin, je la rencontrais qui faisait son marché. Je la saluais, d’un air que je m’efforçais de rendre indifférent.

Elle me souriait très engageamment. Et je m’enfuyais. Idiot, va !

Régulièrement, chaque jour, dans l’après-midi, j’entrais au magasin et je faisais l’emplette d’un petit mouchoir à quatre sous (un solde de fin de saison qui ne s’épuisait jamais).

Elle recevait mes vingt centimes avec un sourire qui me semblait un entre-bâillement d’Éden, et je m’en allais rouge comme le dernier des coqs. Cré couillon, va !

À part madame Galerie, le personnel du magasin se composait de M. Galerie, un homme entre deux âges, à l’apparence abrutie, dont la seule occupation était de culotter, sur le pas de sa porte, des pipes en écume de mer de toute beauté.

Avec cela, trois ou quatre petites calicotes, plutôt laides, et un calicot vague.

Un jour, — oh! l’angoisseuse remembrance ! — ce calicot vague fut remplacé par un calicot joli comme une gravure de la Gazette des Coiffeurs, frisé, pommadé, bichonné, — immonde, quoi ! Je vouai tout de suite à cet ignoble sous-commerçant une haine farouche. Mon instinct ne m’avait pas trompé.

À partir du jour de l’entrée de cet individu dans le magasin, madame Galerie ne me sourit plus en faisant son marché. Elle reçut d’une main indifférente les quatre sous de mes mouchoirs. (Oh ! ces mouchoirs ! je crois que j’en ai encore.)

Et moi, je regardais le bellâtre avec des regards de défi qui semblaient bien l’étonner.

Ordinairement, je m’adressais, pour l’emplette de mes mouchoirs, à l’une des calicotes. Un jour, je m’adressai au bellâtre, dans l’idée de m’offrir sa tête.

— Bonjour, monsieur, fis-je. Je désirerais avoir un mouchoir de poche.

— Parfaitement, monsieur ; un seul ?

— Parbleu ! Je n’ai qu’un nez, je n’ai besoin que d’un mouchoir.

— En batiste ?

— Non, pas en batiste… C’est trop tranquille, la batiste !

L’imbécile ne comprit toute la subtilité de la plaisanterie. Finalement, je lui indiquai les fameux mouchoirs à quatre sous.

— Quelle initiale, monsieur ?

— Je m’appelle Henri.

— Parfaitement.

Et il m’apporta un mouchoir avec un H dans le coin.

— Pardon, monsieur, repris-je, vous vous êtes trompé : ça s’écrit par un A.

— Mais non, monsieur, c’est un H.

— Je vous dis que c’est un A !… Je sais bien, moi, puisque c’est mon nom.

— Mais je vous assure, monsieur…

— Fichez-moi la paix et allez à l’école !

Je m’étais mis à crier très haut. Impatienté, le calicot commençait à gueuler quelque peu, lui aussi.

Le patron, attiré par le bruit, s’arracha pour un instant à son culottage et survint.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Il y a, m’écriai-je indigné, que votre imbécile de commis veut à toute force qu’Alphonse s’écrive par un H… Je sais bien, parbleu ! qu’il y a un H dans Alphonse, mais pas au commencement du mot. Or, dites-moi si l’initiale, (du latin initium), n’est pas la première lettre du mot ?

Terrifié par mon impudent toupet, le bellâtre balbutiait de vagues explications.

— Mais, monsieur m’avait dit qu’il s’appelait Henri.

— Henri ! Est-ce que je m’appelle Henri, moi ? Est-ce que j’ai une tête à m’appeler Henri ? Pourquoi voulez-vous que je vous dise que je m’appelle Henri, quand je m’appelle Alphonse ?

Mes raisons parurent si concluantes à M. Galerie que lui, ordinairement si tranquille, s’indigna :

— Écrire Alphonse par un H ! On n’est pas si bête que ça! Tenez, vous me dégoûtez ! Vous vous en irez à la fin du mois.

Ô triomphe ! Ma petite plaisanterie avait réussi. Mon dangereux rival était balancé. À moi madame Galerie !

(Il n’y a pas à dire, il était beaucoup mieux que moi, ce bougre-là ! D’ailleurs, je n’ai jamais posé pour le joli garçon : les femmes m’ont toutes aimé pour mon intelligence.)

La fin du mois arriva, et avec elle le départ du beau calicot. Mais, c’est drôle, je ne voyais plus mon idole à la caisse.

La crémière d’à côté me donna le mot de l’énigme :

— Vous ne savez pas ce qui est arrivé aux Galeries ?

— Non.

— Eh bien, le patron a fichu son employé à la porte, et… la patronne a filé avec.

Cette aventure me guérit à tout jamais des dames blettes. À partir de ce moment, je ne confiai mon cœur qu’à de timides jouvencelles.

1. Prononcez Peau.

Source : Alphonse Allais. Vive la vie !, Flammarion, 1892.

VN:F [1.9.22_1171]
Rating: 0.0/10 (0 votes cast)
VN:F [1.9.22_1171]
Rating: 0 (from 0 votes)
Post Popularity 0%  
Popularity Breakdown
Comments 0%  
Ratings 0%  

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *