CRUELLE ÉNIGME

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Alors, quoi ?…
(Raoul Ponchon.)

 

La vie parisienne pullule de mystères, gros ou petits, souvent inextricables, dont les héros emportent le secret avec eux dans la tombe.

Beaucoup de Parisiens, et des meilleurs, sont arrivés à de précoces calvities par l’arracher constant de leurs cheveux, en cherchant le mot de l’énigme. Cruelle énigme !

Je connais, moi qui vous parle, des tas d’histoires ténébreuses qui ne peuvent s’expliquer que par la magie noire, l’astralisme, ou les influences démoniaques.

Une, entre autres :

Je ne vous présenterai pas M. Flanchard, un insignifiant cocu, dénué d’intérêt.

Autre paire de manches, madame Flanchard. Tout bêtement exquise.

Très tempéramenteuse, madame Flanchard avait depuis longtemps contracté l’habitude d’alléger les lourdes chaînes de l’hymen avec les bouées roses de l’adultère. (Je suppose bien entendu que la vie est un océan.)

Elle avait, au moment où commence cette histoire, pour bon ami, un joli petit homme pas plus gros que ça, mais vaillant, en dépit de sa courte taille, et gentil comme tout. Les bons onguents ne se rencontrent-ils pas toujours dans les petits pots ? Un petit verre de bon bourgogne ne vaut-il pas mieux, dites-moi, que les plus spacieux hanaps remplis d’abondance ?

Madame Flanchard adorait son petit amant et ne le lui envoyait pas dire.

Et il lui semblait — les femmes sont si drôles ! — que le péché fût moins capital avec un complice si menu, et puis, c’est moins voyant qu’un tambour-major de la garde républicaine, surtout en grande tenue.

Sur le dernier point, madame Flanchard faisait preuve de grand sens.

Sur le premier, elle se trompait grossièrement. La dimension des amants ne fait rien à la faute. Que les épouses le sachent bien !

Une femme mariée qui couche avec Édouard Philippe est aussi coupable que telle autre qui consent à avoir des relations adultérines avec Pascalis.

Fermons cette parenthèse, à cause du courant d’air, et revenons à nos moutons.

Madame Flanchard habitait le faubourg Saint-Germain, et l’amant exigu la rue des Martyrs (presque en face de chez moi).

Il arrivait souvent à la dame d’aller quérir son amoureux. Les deux fautifs montaient en voiture et s’en allaient où il leur plaisait d’aller (cela n’est pas notre affaire).

Or, un jour de la semaine dernière — vous voyez que je ne vous raconte pas du moyen-âge — madame Flanchard et son ami prirent une voiture de l’Urbaine — je précise — et ordonnèrent au cocher de descendre rue des Martyrs et le faubourg Montmartre. Après on verrait.

La conversation s’engagea bientôt, tendre, ardente, pressante.

— Non, Alfred, disait mollement la dame, pas ici, il y a trop de monde dans la rue.

— Qu’est-ce que ça fait ? insistait Alfred. Nous nous en fichons du monde !

— Tout à l’heure.

— Non, tout de suite.

Ce dernier mot fut dit sur un tel ton d’autorité que madame Flanchard crut ne pas devoir résister davantage, à la proposition — laquelle ? je l’ignore — du petit homme.

C’est ici même que commence le mystère.

Aux angles des rues de Maubeuge, de Châteaudun et faubourg Montmartre, s’étale un des plus meurtriers carrefours de Paris.

Les piétons, les sapins, les omnibus, les enterrements semblent s’y donner rendez-vous. Ce sont, à chaque instant, des encombrements sans nom, et il n’est pas rare d’assister là à quelque joyeuse écrabouillade de gens à pied.

(Avant-hier, mon coupé a passé sur le dos d’une dame âgée, et cela m’a produit un bien déplaisant soubresaut.)

Le fiacre qui trimballait les amours de madame Flanchard dut faire comme les autres et prendre la file, au pas.

Justement, sur le trottoir en face, se trouvait M. Flanchard.

Tâchez d’expliquer ce phénomène, ô grossiers matérialistes : Tout à coup, M. Flanchard ressentit à la poitrine le choc affreux du pressentiment.

Avec l’assurance inconsciente des somnambules, il se dirigea tout droit, sans une seconde d’hésitation, vers le sapin coupable.

Il ne s’était pas trompé : sa femme y était, mais elle y était seule.

Personne, vous entendez bien, n’était descendu de la voiture, et pourtantelle y était seule !

Tout à la joie de son erreur, Flanchard se retira, radieux d’avoir une tant fidèle épouse.

C’est là où se corse cette action ténébreuse. Quelques minutes plus tard, ILS ÉTAIENT DEUX dans le fiacre.

Personne, vous entendez bien, n’était monté dans le fiacre, et pourtant, ils étaient deux !

Ils étaient même deux qui s’amusaient joliment.

Toute rose, madame Flanchard racontait son trac de la rencontre.

Et, sur le ton de la remontrance doucement triomphante, le petit homme disait :

— Tu vois, hein ?… Toi qui ne voulais pas !

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La vie parisienne pullule de mystères gros ou petits, souvent inextricables, et dont les héros emportent le secret avec eux dans la tombe.

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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