CONSOLATRIX

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Comme on esthète quand on est jeune, tout de même !

Il est vrai qu’en vieillissant… Mais je m’arrête, ce correctif n’ayant rien à voir dans l’histoire qui suit.

Il y a bien longtemps, bien longtemps — comme c’est loin, tout cela ! — j’eus un chagrin d’amour.

Ne souriez pas, cohue de sans-cœurs, un vrai chagrin composé de détresse réelle, de colère folle. Sans compter que j’étais vexé comme un dindon.

Une petite bonne amie que j’avais, et qui s’appelait Hélène (je crois bien que c’est Hélène qu’elle s’appelait), me quitta pour s’atteler à la destinée d’un Roumain sinistre et ténébreux, lequel étudiait la médecine — je me suis toujours demandé à quelle heure, par exemple.

Je ne me souviens pas d’avoir été aussi malheureux en n’importe quel laps de ma triste existence.

Dans la journée, ma peine était encore supportable. J’allais, je venais, je buvais un peu trop ; bref, j’arrivais à m’étourdir tant bien que mal.

Mais la nuit !

Oh ! les déchirants retours en la chambre vide ! Les photographies sur lesquelles on s’hypnotise au point de les voir s’animer ! Les lettres qu’on relit pour la onze cent millième fois ! Ô navrance ! Ô funèbrerie !

La séance était réglée comme du papier à musique.

Aussitôt rentré, aussitôt ma lampe allumée, je m’affalais, tel un veau, sur mon lit, et je pleurais, je pleurais, tâchant d’étouffer, dans les oreillers, mes sanglots convulsifs.

Au bout de quelques minutes, un peu calmé, j’essuyais mes yeux et me livrais à la longue contemplation de SES portraits, desquels je me trouvais abondamment loti.

Sans être jolie au sens du mot, Hélène

 

Constituait, en somme, un désirable objet,

comme dit le poète Paul Harel.

J’aimais ses yeux pas très grands mais si rigoleurs, avec parfois comme des tendresses, son petit nez narquois, sa bouche savoureuse et charnue, telle que jamais, depuis, je n’en trouvai de semblable.

Alors, je me disais que tous ces trésors étaient perdus pour moi : le désespoir étreignait mon cœur, mon pauvre cœur et… en avant pour une deuxième séance de sanglots convulsifs !

Un soir, j’en étais là de ce petit travail, lorsque j’entendis à ma porte un petit ratatap.

(Pour exprimer qu’on frappe à une porte, les conteurs anglais n’emploient pas l’onomatopée toc-toc, ils disent ratatap, et je ne trouve pas cela si ridicule.)

Un grand bouleversement me chavira l’être jusque dans les moelles.

Si c’était elle !

— Qui est là ?

— Moi, monsieur, fit une douce et menue voix d’enfant.

— Qui, vous ?

— La petite fille de la dame qui demeure à côté de vous.

J’ouvris la porte.

Une tête blonde de fillette adorablement jolie, de sept ou huit ans, se montra par l’entre-bâillement.

— Est-ce que vous êtes malade, monsieur ?

— Moi ? Pas du tout. Pourquoi ?

— Parce que je vous entends pleurer depuis une heure.

— Non, je ne suis pas malade. Je pleure parce que j’ai de la peine.

— Ah !

— Mais, entre donc, tu vas attraper froid dans ce corridor. C’est ta maman qui t’envoie ?

— Oh ! non, maman n’est pas là. Elle ne va pas rentrer ce soir.

La drôle de petite fille, intelligente, sensible et pas plus grosse qu’une souris !

Elle me fit conter mon histoire, s’y intéressant beaucoup.

— Oui, disait-elle, je la connaissais votre petite dame, avec un petit paletot de loutre, n’est-ce pas ? et un chapeau gris où il y avait un oiseau avec ses griffes. Je l’ai rencontrée plusieurs fois dans l’escalier.

— Oui, c’est celle-là.

— Elle n’a pourtant pas l’air méchant.

— Je ne dis pas qu’elle soit méchante, mais elle m’a quitté tout de même.

— Ah ! bah, elle reviendra, vous verrez !

Alors, la pauvre gosse, à son tour, me conta son histoire, pas très gaie.

Sa mère, une servante de brasserie du d’Harcourt, l’avait fait élever à la campagne, mais les mois de nourrice arrivant à des intervalles par trop fantaisistes, les paysans avaient renvoyé l’enfant qui vivait désormais dans cette chambre d’hôtel, voisine de la mienne.

Ce soir-là, la mère, qui me parut d’une maternité assez peu alarmée, ne devait pas rentrer.

Il se faisait tard. J’engageai ma petite amie à aller se coucher.

— Oh !… j’ai pas très sommeil.

— Ça ne fait rien, va te coucher ; d’autant plus que si on te voyait chez moi à cette heure…

— Allons, bonsoir !

Et puis, après un petit silence :

— C’est-y dommage, tout de même, que je ne sois pas plus grande !

— Pourquoi ?

— Parce que… je vous consolerais bien, moi !

Pauvre gosse ! Elle était si gentille en disant cela. Pas dépravée pour un sou, mais d’une nature si aimante !

Elle sortit, me laissant rêveur, bougrement.

Le lendemain, me sentant incapable d’habiter plus longtemps cette chambre encore parfumée de l’absente — oh ! la rosse ! — je déménageai.

Musset a dit que l’absence ni le temps ne sont rien quand on aime.

Villemer et Delormel ont affirmé qu’On ne meurt pas d’amour (bis).

Villemer et Delormel ont raison.

Le temps mit bientôt sur mon cœur ulcéré l’arnica de l’oubli.

Un clou chasse l’autre, une femme aussi.

La semaine dernière, je me trouvais au Havre.

Un petit yacht rentrait au port, venant désarmer. Ce petit yacht s’appelait leHareng-Saur et j’en reconnus tout de suite le propriétaire, cet imbécile de Puyjûteux.

Puyjûteux me présenta à sa maîtresse, une exquise blondinette futée et grosse comme deux liards de beurre, mais d’un drôle !

Et pendant que Puyjûteux donnait, de son ton le plus loup de mer, quelques ordres à son équipage, la blondinette me demanda tranquillement :

— Eh bien, êtes-vous consolé, maintenant ?

— Consolé ? De quoi ?

Elle me rappela les faits.

— Comment, c’était vous la petite fille ?

Et je fis semblant d’avoir encore de la peine, pour qu’elle me consolât, maintenant qu’elle est devenue grande, la petite fille.

Source : Alphonse Allais. Vive la vie !, Flammarion, 1892.

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