BÉBERT

[ A+ ] /[ A- ]

Le petit restaurant où, à cette époque, je prenais mon déjeuner (humble repas dont le montant, rarement inférieur à quatre-vingt-dix centimes, ne dépassa jamais vingt-deux sous), recrutait le plus clair de sa clientèle parmi les jeunes parfumeuses d’en face. Clientèle sobre aussi, mais aromatique, oh ! combien ! et si diversement !

Des jours, c’était le peu apéritif ylang-ylang qui dominait ; d’autres, le céphalalgique winter-green. 

Ou bien on se croyait perdu en d’infinies moissons de géraniums, de violettes ou de tubéreuses. Dans tout cela la friture sentait drôlement.

Mais qu’importaient les essences, à nos appétits de vingt ans, pour qui le déjeuner était le meilleur repas de la journée et le dîner aussi.

Et puis, pourquoi voulez-vous que les roses nous dégoûtent du saucisson ?

Toutes ces petites parfumeuses étaient aussi jolies qu’elles sentaient bon.

Une, surtout !

Une pas plus grosse que ça ! et rousse, mais, vous savez, rousse, jusqu’à l’indécence.

Oh ! petite rousse, vous ne saurez jamais comme je vous aimai tout de suite, et comme je contemplai goulûment votre nuque ou venait mourir, très bas, en frisons fous, votre toison d’or fin !

Si blanche sa peau, qu’on n’en vit jamais de plus blanche.

Si noirs ses yeux, qu’on n’en verra jamais de plus noirs.

Deux escarboucles dans une jatte de lait, dirait Chincholle.

Un peu grande sa bouche, mais meublée si somptueusement !

Et puis, j’ai toujours adoré les un peu grandes bouches des petites rousses.

Avec cela, un air galopin et des drôles de mots.

Tout le temps elle chantait.

Et je crois bien que c’était d’elle, ces refrains-là, car je ne les ai jamais entendus ailleurs, ni les paroles ni la musique, délicieusement idiotes, d’ailleurs.

Elle sortait, tous les soirs, à sept heures.

Je l’attendais, et la conduisais un bout de chemin.

— Allons, bonsoir, disait-elle, place du Châtelet, rentrez chez vous, ça vaudra mieux que de dire des bêtises.

— Bonsoir.

Et je m’en allais docilement, mais j’aurais bien mieux aimé dire des bêtises.

Et en faire.

Un jour, elle m’avoua qu’elle avait un petit amoureux, un nommé Bébert.

C’est bête, mais je fus horriblement vexé et je vouai à ce Bébert la plus sanguinaire des haines.

Un petit Bébert sans importance, m’avait-elle dit, mais qu’elle aimait bien tout de même.

Et la rage au cœur, la voix amère, je m’informais chaque jour, avec une respectueuse ironie, de la santé de M. Bébert.

— Rentrez donc chez vous, ça vaudra mieux que de dire des bêtises.

Un soir, un samedi soir, elle ne me la jeta pas à la face, la phrase moqueuse et décevante.

Ce soir-là, je me rappellerai toujours, elle sentait la verveine, avec un rien de foin coupé.

Son bras s’appuya sur le mien.

Je traversai le Pont-au-Change, comme en un rêve, le boulevard du Palais comme en un délire. Pour franchir le pont Saint-Michel, il me poussa des ailes aux pieds. Durant le trajet du boulevard Saint-Michel toute notion du réel avait déserté mon cerveau.

Je demeurais au diable, là-haut, près de l’Observatoire.

Nous dînâmes chez moi.

Après le café elle mit dans ma main sa menotte blanche et me dit, d’une voix grave et lente que je ne lui connaissais pas :

— Si nous allions faire un tour au Luxembourg… avant.

Avant !

C’était l’aveu !

Car, pendant le dîner, nous n’avions parlé de rien.

Je me répétais le mot délicieux : Avant !

Et j’avais beau me cramponner à la réalité, je ne pouvais croire à mon bonheur.

Alors, puisqu’il y avait avant, il y aurait après et surtout pendant !

Nous fîmes un tour au Luxembourg, avant.

Et, tout de suite après, j’eus à ma libre disposition son joli petit corps lilial.

Lilial !… Ne souriez pas, vous pouvez m’en croire.

Son joli petit corps, blanc comme La Fleur de France, pur et immaculé comme elle !

Le lendemain matin, elle quitta mon domicile, comme aurait pu le faire une jeune souris élevée par une vieille anguille.

Je ne l’entendis pas sortir.

Le lundi, ses compagnes m’apprirent qu’elle ne devait plus revenir au magasin.

Inconnu son domicile, inconnue sa nouvelle adresse.

Ce fut après une longue année que je la rencontrai pour la première fois.

— Comme vous m’avez fait de la peine ! pleurnichai-je.

Elle me regardait comme avec un effort pour me reconnaître.

Puis elle éclata de rire :

— Ah ! oui ! c’est vous ! fit-elle.

Et elle me conta que, devenue modiste, elle était tout à fait avec Bébert maintenant, et très heureuse.

Je lui fis d’amers et tendres reproches.

— Comment, s’écria-t -elle, espèce de grand serin…

Et, à ce moment, elle me considéra du haut de sa petite taille, avec un infini mépris :

— Comment, espèce de grand serin, vous n’avez donc pas compris que, si je suis allée chez vous, c’était pour éviter à Bébert une corvée ridicule !

Depuis ce temps-là, quand je rencontre dans la rue des petites rousses qui sentent la verveine, je ne sais pas ce qui me retient de leur fiche des claques.

Source : Alphonse Allais. Vive la vie !, Flammarion, 1892.

VN:F [1.9.22_1171]
Rating: 0.0/10 (0 votes cast)
VN:F [1.9.22_1171]
Rating: 0 (from 0 votes)
Post Popularity 0%  
Popularity Breakdown
Comments 0%  
Ratings 0%  

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *