ABSINTHES

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Cinq heures…

Sale temps… gris… d’un sale gris mélancolieux en diable.

Il ne tombera donc pas une bonne averse pour faire rentrer tous ces imbéciles qui se promènent avec leur air bête !… Sale temps…

Mauvaise journée aujourd’hui, nom de Dieu… ! La guigne…

Feuilleton refusé… poliment :

— Très bien, votre feuilleton… sujet intéressant… bien écrit, mais… pas dans l’esprit du journal.

L’esprit du journal !… Joli, l’esprit du journal !… journal le plus idiot de Paris et de Seine-et-Oise !

Éditeur distrait et occupé :

— Rendez le manuscrit de monsieur… Très bien votre roman… sujet intéressant… bien écrit, mais vous comprenez… affaires vont pas du tout… très encombré et puis… pourriez pas faire quelque chose dans le genre de laGrande Marnière ? Bonne vente… décoration.

Sorti avec un air aimable et bête :

— Ce sera pour une autre fois…

Sale temps… cinq heures et demie…

Les boulevards !… Prenons les boulevards… peut-être vais rencontrer des camarades… Jolis, les camarades !… Tous des muffs… Peut compter sur personne à Paris ?

Sont-ils assez laids, tous ces gens qui passent !

Et mal fagotées, les femmes !… Et l’air idiot, les hommes !

— Garçon… une absinthe au sucre !

Amusant, ce morceau de sucre qui fond tout doucement sur la petite grille… Histoire de la goutte d’eau qui creuse le granit… seulement sucre moins dur que le granit… Heureusement… voyez-vous : absinthe au granit ?

Absinthe au granit… ah ah ah ah… ah ah ah… Bien rigolo… absinthe au granit… faudrait pas être pressé… ah ah ah…

Presque fondu maintenant, le morceau de sucre… Ce que c’est de nous… Image frappante de l’homme, le morceau de sucre…

Quand serons morts, nous en irons comme ça… atome à atome… molécule à molécule… dissous, délités, rendus au Grand Tout par la gracieuse intervention des végétaux et des vers de terre.

Serons bien plus heureux alors… Victor Hugo et Anatole Beaucanard égaux devant l’Asticot… Heureusement !

Sale temps… Mauvaise journée… Directeur idiot… Éditeur bête à pleurer…

Et puis… peut-être pas tant de talent que ça, au fond.

C’est bon, l’absinthe… pas la première gorgée, mais après.

C’est bon.

Six heures… Tout doucement les boulevards s’animent… À la bonne heure, les femmes maintenant !

Plus jolies que tout à l’heure… et plus élégantes ! L’air moins crétin les hommes !

Le ciel est toujours gris… un joli gris perle… distingué… fin de ton… Le soleil qui se couche met sur les nuages de jolies roseurs de cuivre pâle… Et c’est très bien…

— Garçon… une absinthe anisée !

C’est amusant l’absinthe au sucre, mais zut… c’est trop long.

Six heures et demie…

En passe-t-il de ces femmes !… Presque toutes jolies… et étranges, donc !

Et mystérieuses !

D’où viennent-elles ?… Où vont-elles ?… Saura-t-on jamais ?…

C’est à peine si elles me regardent… moi qui les aime tant !

Chacune, en passant, me cause tant d’impression qu’il me semble que je ne l’oublierai jamais… Pas plus tôt disparue que je ne peux plus me souvenir du regard qu’elle avait.

Heureusement que celles qui viennent après sont encore mieux.

Je les aimerais tant si elles voulaient… Mais elles s’en vont toutes… Est-ce que je les reverrai jamais ?

Sur le trottoir, devant moi, des camelots vendent de tout… journaux… porte-cigares en celluloïd… petits singes en peluche… de toutes couleurs…

Que sont ces hommes ? Des broyés de l’existence, sans doute… dés génies méconnus… des réfractaires… Comme leurs yeux sont profonds… Quel feu sombre en leurs prunelles !…

Un livre à faire là-dessus… unique… inoubliable… un livre qu’ils seraient bien forcés d’acheter… tous !

Oh ! toutes ces femmes !…

Pourquoi pas une d’elles n’a l’idée de s’asseoir auprès de moi, de m’embrasser très doucement… de me câliner… de me bercer comme maman quand j’étais petit ?…

— Garçon… une absinthe pure… Ayez donc pas peur d’en mettre.

Source : Alphonse Allais. Pas de bile ! Flammarion, 1893.

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