A NEW BOATING

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Voilà bien huit jours que je n’avais vu mon vieil Henry Villier-Gauthars. Un peu inquiet, je montai chez lui.

Carré dans un énorme fauteuil, drapé d’une ample robe de chambre, l’air affalé, Henry buvait à petits coups le contenu d’un océanesque bol de tilleul (tilia europœa Linn.)

— Tu es malade, mon pauvre vieux ? fis-je, apitoyé.

— Ça va mieux, je te remercie, mais j’ai bien fait de me soigner. Sans cela, je serais aujourd’hui à Sainte-Anne.

— À Sainte-Anne !

— Oui, mon ami, ou dans tout autre refuge d’aliénés.

— Tu blagues ?

— Pas l’ombre ? Imagine-toi que dans le boulevard des Batignolles… Tu connais le boulevard des Batignolles ?

— Comme ma poche.

— Eh bien, j’y ai vu passer des bateaux !

— Des bateaux ? boulevard des Batignolles !

— Oui, mon vieux, des bateaux ? Six petits bateaux remorqués par un petit vapeur.

Certes je connais le boulevard des Batignolles comme pas un. Je l’ai exploré dans tous les sens, je n’y ai jamais rencontré la moindre trace de navigation tant à voiles qu’à vapeur.

Aussi l’état mental de mon ami, me parut-il considérablement avarié. Je le priai de me raconter par le menu les détails de son aventure.

« Voici, fit-il.

Un soir de la semaine dernière, à force d’avoir absorbé des flots de boissons fermentées et d’injaugeables spiritueux, je me trouvai saoul, mais saoul, tu sais, comme un chien dans un jeu de quilles.

Une petite femme que je rencontrai au Divan Japonais me parut la coalition même de toutes les perfections et de toutes les grâces.

Elle accepta, sans façon, que je partageasse sa couche, et nous voilà partis en voiture dans une direction que je ne songeai même pas à remarquer.

Après avoir essayé, mais en vain, de tenir à la dame quelques galants propos, je m’endormis comme une brute que j’étais.

Je me réveillai dans la nuit, la tête lourde, le cœur pas bien d’aplomb, en proie à ce phénomène bien connu des buveurs et que les gens de basse extraction qualifient gueule de bois (Xylostome serait plus scientifique).

Un peu d’air, pensai-je, me fera grand bien, et je me mis à la fenêtre.

Il faisait noir comme dans une cave d’Haïti.

Où diable étais-je ?

Je croyais bien reconnaître une chaussée en bas, avec des trottoirs et des arbres ; mais j’abandonnai mon idée en voyant passer lentement six petits bateaux gréés en sloop et remorqués par un vapeur dont je ne distinguais pas bien la forme.

— Tiens ! me dis-je, c’est un canal. Mais quel canal ?

Et comme le froid m’avait saisi, je me recouchai.

Il faisait grand jour quand je me réveillai pour la seconde fois.

— Où suis-je ? demandai-je à la dame.

— Mais… chez moi, mon petit chat.

— Où ça, chez toi ?

— Boulevard des Batignolles.

— Alors, c’est le boulevard des Batignolles qu’on aperçoit de ta fenêtre ?

— Mais oui, mon petit chat.

— Vous mentez, madame ! Ce n’est pas le boulevard des Batignolles, c’est un canal !

— Comment ça, un canal ?

— Parfaitement ! Un canal… J’y ai vu passer des bateaux, cette nuit.

— Tu as rêvé, mon petit chat.

— Non, je n’ai pas rêvé, j’ai vu des bateaux.

Je m’habillai et sortis, non sans avoir largement rémunéré l’impudique créature.

C’était bien le boulevard des Batignolles, mais, alors, les bateaux ?…

Car je n’avais pas rêvé, tu entends bien ? Je n’avais pas rêvé ! J’étais sûr d’avoir vu des bateaux, comme je te vois, toi.

Alors, j’ai eu le trac !

Je suis allé voir Charcot, qui m’a défendu les alcools, les dames et différents autres accessoires.

J’en suis au bromure et à l’hydrothérapie.

Je vais mieux, mais il était temps !

Si je ne m’étais pas soigné, j’en serais peut-être, aujourd’hui, à voir l’escadre de l’amiral Gervais évoluer dans le passage Stevens.

Pauvre Villier-Gauthars !

Je pensai qu’un peu de distraction lui ferait du bien et je le décidai à m’accompagner à la fête d’une localité voisine de Paris, dont il m’est impossible de donner le nom (à moins d’être le dernier des goujats).

Nous visitâmes la belle Férid’jé, nous glissâmes sur les Montagnes-Russes (Vive la Russie !) nous galopâmes sur des chevaux en bois, nous frémîmes chez Bidel ; bref, nous étions en train d’épuiser la coupe des voluptés foraines, quand, tout à coup, Villier-Gauthars leva les bras au ciel.

— Allons, bon ! pensai-je, une crise !

— Mon Dieu ! clamait-il, les bateaux ! les bateaux !

— Voyons, voyons, calme-toi.

— Les bateaux ! Les voilà les bateaux que j’ai vu passer boulevard des Batignolles !

— Du calme, mon pauvre ami, du calme !

— Mon Dieu, mon Dieu ! Faut-il que je sois bête ! Faut-il que je sois bête !

Et impossible de tirer de lui autre chose que ce Faut-il que je sois bête ! Faut-il que je sois bête !

Après quelques minutes d’un rire épileptiforme, il me désigna le divertissement connu sous le nom de la Mer sur Terre, lequel se compose de petits bateaux mus et agités circulairement par un moteur à vapeur. Chacun peut y goûter, pour une somme dérisoire, l’impression charmante du roulis et du tangage.

Pour se rendre d’une fête à une autre, l’entrepreneur de ce divertissement attelle ses bateaux à son moteur (construit en forme de locomotive routière).

C’étaient ces bateaux-là que Villier-Gauthars avait vus, boulevard des Batignolles, en une nuit de débauche.

Maintenant, il était tout à fait guéri.

— Faut-il que je sois bête ! répéta-t-il encore une fois.

Et il ajouta :

— Un bock, hein !

— Volontiers.

Ce bock fut suivi d’innombrables autres boissons.

Et à chaque verre, comme pour s’excuser, mon ami disait :

— Ce sacré bromure m’a foutu une soif !!!

Source : Alphonse Allais. Vive la vie !, Flammarion, 1892.

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