MADAME HERMET

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Les fous m’attirent. Ces gens-là vivent dans un pays mystérieux de songes bizarres, dans ce nuage impénétrable de la démence où tout ce qu’ils ont vu sur la terre, tout ce qu’ils ont aimé, tout ce qu’ils ont fait recommence pour eux dans une existence imaginée en dehors de toutes les lois qui gouvernent les choses et régissent la pensée humaine.

Pour eux l’impossible n’existe plus, l’invraisemblable disparaît, le féerique devient constant et le surnaturel familier. Cette vieille barrière, la logique,. cette vieille muraille, la raison, cette vieille rampe des idées, le bon sens, se brisent, s’abattent, s’écroulent devant leur imagination lâchée en liberté, échappée dans le pays illimité de la fantaisie, et qui va par bonds fabuleux sans que rien l’arrête. Pour eux tout arrive et tout peut arriver. Ils ne font point d’efforts pour vaincre les événements, dompter les résistances, renverser les obstacles. Il suffit d’un caprice de leur volonté illusionnante pour qu’ils soient princes, empereurs ou dieux, pour qu’ils possèdent toutes les richesses du monde, toutes les choses savoureuses de la vie, pour qu’ils jouissent de tous les plaisirs, pour qu’ils soient toujours forts, toujours beaux, toujours jeunes, toujours chéris ! Eux seuls peuvent être heureux sur la terre, car, pour eux, la Réalité n’existe plus. J’aime à me pencher sur leur esprit vagabond, comme on se penche sur un gouffre où bouillonne tout au fond un torrent inconnu, qui vient on ne sait d’où et va on ne sait où.

Mais à rien ne sert de se pencher sur ces crevasses, car jamais on ne pourra savoir d’où vient cette eau, où va cette eau. Après tout, ce n’est que de l’eau pareille à celle qui coule au grand jour, et la voir ne nous apprendrait pas grand-chose.

A rien ne sert non plus de se pencher sur l’esprit des fous, car leurs idées les plus bizarres ne sont, en somme, que des idées déjà connues, étranges seulement, parce qu’elles ne sont pas enchaînées par la Raison. Leur source capricieuse nous confond de surprise parce qu’on ne la voit pas jaillir. Il a suffi sans doute d’une petite pierre tombée dans son cours pour produire ces bouillonnements. Pourtant les fous m’attirent toujours, et toujours je reviens vers eux, appelé malgré moi par ce mystère banal de la démence.

Or, un jour, comme je visitais un de leurs asiles, le médecin qui me conduisait me dit :

« Tenez, je vais vous montrer un cas intéressant. »

Et il fit ouvrir une cellule où une femme âgée d’environ quarante ans, encore belle, assise dans un grand fauteuil, regardait avec obstination son visage dans une petite glace à main.

Dès qu’elle nous aperçut, elle se dressa, courut au fond de l’appartement chercher un voile jeté sur une chaise, s’enveloppa la figure avec grand soin, puis revint, en répondant d’un signe de tête à nos saluts.

« Eh bien ! dit le docteur, comment allez-vous, ce matin ? »

Elle poussa un profond soupir.

« Oh ! mal, très mal, Monsieur, les marques augmentent tous les jours. »

Il répondit avec un air convaincu :

« Mais non, mais non, je vous assure que vous vous trompez. »

Elle se rapprocha de lui pour murmurer :

« Non. J’en suis certaine. J’ai compté dix trous de plus ce matin, trois sur la joue droite, quatre sur la joue gauche et trois sur le front. C’est affreux, affreux ! Je n’oserai plus me laisser voir à personne, pas même à mon fils, non, pas même à lui ! Je suis perdue, je suis défigurée pour toujours. »

Elle retomba sur son fauteuil et se mit à sangloter.

Le médecin prit une chaise, s’assit près d’elle, et d’une voix douce, consolante :

« Voyons, montrez-moi ça, je vous assure que ce n’est rien. Avec une petite cautérisation je ferai tout disparaître. »

Elle répondit « non » de la tête, sans une parole. Il voulut toucher son voile, mais elle le saisit à deux mains si fort que ses doigts entrèrent dedans.

Il se remit à l’exhorter et à la rassurer.

« Voyons, vous savez bien que je vous les enlève toutes les fois, ces vilains trous, et qu’on ne les aperçoit plus du tout quand je les ai soignés. Si vous ne me les montrez pas, je ne pourrai point vous guérir. »

Elle murmura :

« A vous encore je veux bien, mais je ne connais pas ce monsieur qui vous accompagne.

– C’est aussi un médecin, qui vous soignera encore bien mieux que moi. »

Alors elle se laissa découvrir la figure, mais sa peur, son émotion, honte d’être vue la rendaient rouge jusqu’à la chair du cou qui s’enfonçait dans sa robe. Elle baissait les yeux, tournait son visage, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour éviter nos regards, et balbutiait :

« Oh ! Je souffre affreusement de me laisser voir ainsi ! C’est horrible, n’est-ce pas ? C’est horrible ? »

Je la contemplais fort surpris, car elle n’avait rien sur la face, pas une marque, pas une tache, pas un signe ni une cicatrice.

Elle se tourna vers moi, les yeux toujours baissés et me dit :

« C’est en soignant mon fils que j’ai gagné cette épouvantable maladie, Monsieur. Je l’ai sauvé, mais je suis défigurée. Je lui ai donné ma beauté, à mon pauvre enfant. Enfin, j’ai fait mon devoir, ma conscience est tranquille. Si je souffre, il n’y a que Dieu qui le sait. »

Le docteur avait tiré de sa poche un mince pinceau d’aquarelliste.

« Laissez faire, dit-il, je vais vous arranger tout cela. »

Elle tendit sa joue droite et il commença à la toucher par coups légers, comme s’il eût posé dessus de petits points de couleur. Il en fit autant sur la joue gauche, puis sur le menton, puis sur le front ; puis il s’écria :

« Regardez, il n’y a plus rien, plus rien ! »

Elle prit la glace, se contempla longtemps avec une attention profonde, une attention aiguë, avec un effort violent de tout son esprit, pour découvrir quelque chose, puis elle soupira :

« Non. Ça ne se voit plus beaucoup. Je vous remercie infiniment. »

Le médecin s’était levé. Il la salua, me fit sortir puis me suivit ; et, dès que la porte fut refermée :

« Voici l’histoire atroce de cette malheureuse », dit-il.

 

Elle s’appelle Mme Hermet. Elle fut très belle, très coquette, très aimée et très heureuse de vivre.

C’était une de ces femmes qui n’ont au monde que leur beauté et leur désir de plaire pour les soutenir, les gouverner ou les consoler dans l’existence. Le souci constant de sa fraîcheur, les soins de son visage,, de ses mains, de ses dents, de toutes les parcelles de son corps qu’elle pouvait montrer prenaient toutes ses heures et toute son attention.

Elle devint veuve, avec un fils. L’enfant fut élevé comme le sont tous les enfants des femmes du monde très admirées. Elle l’aima pourtant.

Il grandit ; et elle vieillit. Vit-elle venir la crise fatale, je n’en sais rien. A-t-elle, comme tant d’autres, regardé chaque matin pendant des heures et des heures la peau si fine jadis, si transparente et si claire, qui maintenant se plisse un peu sous les yeux, se fripe de mille traits encore imperceptibles, mais qui se creuseront davantage jour par jour, mois par mois ? A-t-elle vu s’agrandir aussi, sans cesse, d’une façon lente et sûre les longues rides du front, ces minces serpents que rien n’arrête ? A-t-elle subi la torture, l’abominable torture du miroir, du petit miroir à poignée d’argent qu’on ne peut se décider à reposer sur la table, puis qu’on rejette avec rage et qu’on reprend aussitôt, pour revoir, de tout près, de plus près, l’odieux et tranquille ravage de la vieillesse qui s’approche ? S’est-elle enfermée dix fois, vingt fois en un jour, quittant sans raison le salon où causent des amies, pour remonter dans sa chambre et, sous la protection des verrous et des serrures, regarder encore le travail de destruction de la chair mûre qui se fane, pour constater avec désespoir le progrès léger du mal que personne encore ne semble voir, mais qu’elle connaît bien, elle ? Elle sait où sont ses attaques les plus graves, les plus profondes morsures de l’âge. Et le miroir, le petit miroir tout rond dans son cadre d’argent ciselé, lui dit d’abominables choses car il parle, il semble rire, il raille et lui annonce tout ce qui va venir, toutes les misères de son corps, et l’atroce supplice de sa pensée jusqu’au jour de sa mort, qui sera celui de sa délivrance.

A-t-elle pleuré, éperdue, à genoux, le front par terre, et prié, prié, prié Celui qui tue ainsi les êtres et ne leur donne la jeunesse que pour leur rendre plus dure la vieillesse, et ne leur prête la beauté que pour la reprendre aussitôt ; l’a-t-elle prié, supplié de faire pour elle ce que jamais il n’a fait pour personne, de lui laisser jusqu’à son dernier jour, le charme, la fraîcheur et la grâce ? Puis, comprenant qu’elle implore en vain l’inflexible Inconnu qui pousse les ans, l’un après l’autre, s’est-elle roulée, en se tordant les bras, sur les tapis de sa chambre, a-t-elle heurté son front aux meubles en retenant dans sa gorge des cris affreux de désespoir ?

Sans doute elle a subi ces tortures. Car voici ce qui arriva :

Un jour (elle avait alors trente-cinq ans) son fils, âgé de quinze, tomba malade.

Il prit le lit sans qu’on pût encore déterminer d’où provenait sa souffrance et quelle en était la nature.

Un abbé, son précepteur, veillait près de lui et ne le quittait guère, tandis que Mme Hermet, matin et soir, venait prendre de ses nouvelles.

Elle entrait, le matin, en peignoir de nuit, souriante, toute parfumée déjà, et demandait, dès la porte :

« Eh bien ! Georges, allons-nous mieux ? »

Le grand enfant, rouge, la figure gonflée, et rongé par la fièvre, répondait :

« Oui, petite mère, un peu mieux. »

Elle demeurait quelques instants dans la chambre, regardait les bouteilles de drogues en faisant « pouah » du bout des lèvres, puis soudain s’écriait : « Ah ! j’oubliais une chose très urgente » ; et elle se sauvait en courant et laissant derrière elle de fines odeurs de toilette.

Le soir, elle apparaissait en robe décolletée, plus pressée encore, car elle était toujours en retard ; et elle avait juste le temps de demander :

« Eh bien, qu’a dit le médecin ? »

L’abbé répondait :

« Il n’est pas encore fixé, Madame. »

Or, un soir, l’abbé répondit : « Madame, votre fils est atteint de la petite vérole. »

Elle poussa un grand cri de peur, et se sauva.

Quand sa femme de chambre entra chez elle le lendemain, elle sentit d’abord dans la pièce une forte odeur de sucre brûlé, et elle trouva sa maîtresse, les yeux grands ouverts, le visage pâli par l’insomnie et grelottant d’angoisse dans son lit.

Mme Hermet demanda, dès que ses contrevents furent ouverts :

« Comment va Georges ?

– Oh ! pas bien du tout aujourd’hui, Madame. »

Elle ne se leva qu’à midi, mangea deux oeufs avec une tasse de thé, comme si elle-même eût été malade, puis elle sortit et s’informa chez un pharmacien des méthodes préservatrices contre la contagion de la petite vérole.

Elle ne rentra qu’à l’heure du dîner, chargée de fioles, et s’enferma aussitôt dans sa chambre, où elle s’imprégna de désinfectants.

L’abbé l’attendait dans la salle à manger.

Dès qu’elle l’aperçut, elle s’écria, d’une voix pleine d’émotion :

‘Eh bien ?

– Oh ! pas mieux. Le docteur est fort inquiet. »

Elle se mit à pleurer, et ne put rien manger tant elle se sentait tourmentée.

Le lendemain, dès l’aurore, elle fit prendre des nouvelles, qui ne furent pas meilleures, et elle passa tout le jour dans sa chambre où fumaient de petits brasiers en répandant de fortes odeurs. Sa domestique, en outre, affirma qu’on l’entendit gémir pendant toute la soirée.

Une semaine entière se passa ainsi sans qu’elle fît autre chose que sortir une heure ou deux pour prendre l’air, vers le milieu de l’après-midi.

Elle demandait maintenant des nouvelles toutes les heures, et sanglotait quand elles étaient plus mauvaises.

Le onzième jour au matin, l’abbé, s’étant fait annoncer, entra chez elle, le visage grave et pâle et il dit, sans prendre le siège qu’elle lui offrait.

« Madame, votre fils est fort mal, et il désire vous voir. »

Elle se jeta sur les genoux en s’écriant :

« Ah ! mon Dieu ! M ! mon Dieu ! Je n’oserai jamais ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! secourez-moi ! »

Le prêtre reprit :

« Le médecin garde peu d’espoir, Madame, et Georges vous attend ! »

Puis il sortit.

Deux heures plus tard, comme le jeune homme, se sentant mourir, demandait sa mère de nouveau, l’abbé rentra chez elle et la trouva toujours à genoux, pleurant toujours et répétant :

« Je ne veux pas… je ne veux pas… J’ai trop peur… je ne peux pas… »

Il essaya de la décider, de la fortifier, de l’entraîner. Il ne parvint qu’à lui donner une crise de nerfs qui dura longtemps et la fit hurler.

Le médecin étant revenu vers le soir, fut informé de cette lâcheté et déclara qu’il l’amènerait, lui, de gré ou de force. Mais après avoir essayé de tous les arguments, comme il la soulevait par la taille pour l’emporter près de son fils, elle saisit la porte et s’y cramponna avec tant de force qu’on ne put l’en arracher. Puis lorsqu’on l’eut lâchée, elle se prosterna aux pieds du médecin, en demandant pardon, en s’excusant d’être une misérable. Et elle criait : « Oh ! il ne va pas mourir, dites-moi qu’il ne va pas mourir, je vous en prie, dites-lui que je l’aime, que je l’adore… »

Le jeune homme agonisait. Se voyant à ses derniers moments, il supplia qu’on décidât sa mère à lui dire adieu. Avec cette espèce de pressentiment qu’ont parfois les moribonds, il avait tout compris, tout deviné et il disait : « Si elle n’ose pas entrer, priez-la seulement de venir par le balcon jusqu’à ma fenêtre pour que je la voie, au moins, pour que je lui dise adieu d’un regard puisque je ne puis pas l’embrasser. »

Le médecin et l’abbé retournèrent encore vers cette femme : « Vous ne risquerez rien, affirmaient-ils, puisqu’il y aura une vitre entre vous et lui. »

Elle consentit, se couvrit la tête, prit un flacon de sels, fit trois pas sur le balcon, puis soudain, cachant sa figure dans ses mains, elle gémit : « Non… non.. je n’oserai jamais le voir… jamais.. j’ai trop de honte… j’ai trop peur,.. non, je ne peux pas. »

On voulut la traîner, mais elle tenait à pleines mains les barreaux et poussait de telles plaintes que les passants, dans la rue, levaient la tête.

Et le mourant attendait, les yeux tournés vers cette fenêtre, il attendait, pour mourir, qu’il eût vu une dernière fois la figure douce et bien-aimée, le visage sacré de sa mère.

Il attendit longtemps, et la nuit vint. Alors il se retourna vers le mur et ne prononça plus une parole.

Quand le jour parut, il était mort. Le lendemain, elle était folle.

Source : Gil Blas , 18 janvier 1887.

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