LE VISAGE JAUNE

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Spectateur, parfois même acteur des drames étranges que je publie aujourd’hui, et dans lesquels se sont révélées les qualités si particulières de mon compagnon et ami, j’ai tout naturellement cherché à m’étendre sur ses succès plutôt que sur ses échecs ; cela, moins par souci de sa bonne réputation, puisque c’est dans les circonstances difficiles que son énergie et son don d’assimilation sont les plus remarquables, mais surtout parce que là où il a échoué, il est rare qu’un autre ait pu réussir. De temps à autre cependant, il lui est arrivé de se tromper d’une façon incontestable. J’ai des notes sur une demi-douzaine d’affaires de ce genre parmi lesquelles à coup sûr les plus intéressantes sont l’affaire de la Seconde Tache et celle que je vais relater ici.

Il n’était pas dans les habitudes de Sherlock Holmes de faire de l’exercice pour le plaisir d’en faire. Peu d’hommes cependant auraient été capables d’un plus grand effort musculaire et je n’ai jamais connu un meilleur boxeur, à poids égal, s’entend. Mais à son point de vue tout effort corporel, sans but déterminé, était un gaspillage d’énergie et il ne se remuait guère que lorsque sa profession lui en imposait le devoir. Alors il devenait absolument infatigable. Il eût été extraordinaire qu’il pût, dans ces conditions, se maintenir en forme, si son régime n’avait été des plus sévères et ses habitudes simples jusqu’à l’austérité. À part l’emploi accidentel de la cocaïne, il n’avait aucun vice, encore n’avait-il recours à cette drogue que pour protester contre la monotonie de l’existence quand les affaires se faisaient trop rares, et que les journaux ne présentaient plus d’intérêt.

Un jour, au début du printemps, il fit trêve à ses habitudes au point de tenter avec moi une promenade à Hyde Park ; les premiers bourgeons se montraient déjà sur les ormes et ceux des châtaigniers, brillants de gomme, commençaient à se transformer en feuilles dentelées. Pendant deux heures nous errâmes çà et là, parlant peu, comme il convient à deux hommes qui se connaissent intimement, et il était près de cinq heures quand nous rentrâmes à Baker Street.

— Pardon, m’sieur, dit notre jeune domestique en nous ouvrant la porte ; il y a eu un m’sieur qui est venu vous demander.

Holmes me jeta un coup d’œil de reproche.

— Voilà ce que c’est que d’aller se promener dans la journée, dit-il. Ce gentleman est parti alors ?

— Oui, m’sieur.

— Ne l’avez-vous pas prié d’entrer ?

— Si, m’sieur, il est entré.

— Combien de temps a-t-il attendu ?

— Une demi-heure, m’sieur. C’était un m’sieur très agité, qui arpentait la chambre et tapait du pied sans arrêter. J’étais derrière la porte, m’sieur, et j’entendais tout ce qu’il faisait. À la fin il sort dans le corridor et crie : « Cet homme ne va donc jamais revenir ? » Ce sont ses propres paroles, m’sieur. « Vous n’avez qu’à attendre un tout p’tit peu plus, que j’dis. — Alors je vais attendre dehors, parce que j’étouffe, qu’il me répond. Je serai bientôt revenu. » Là-dessus le v’là qui se lève et s’en va et je n’ai jamais pu l’en empêcher.

— Bien, bien, vous avez fait votre possible, lui dit Holmes, en entrant dans notre salon. Mais c’est bien ennuyeux, Watson. J’avais joliment besoin d’une petite affaire, celle-ci semble sérieuse à en juger par l’impatience de cet homme Ho ! ho ! ce n’est pas votre pipe qui est là, sur la table ? Alors c’est la sienne sans doute qu’il a laissée par mégarde ; une bonne vieille pipe de bruyère avec un long bout de ce qu’on est convenu d’appeler de l’ambre. Je me demande combien il y a dans Londres de pipes qui aient un vrai bout en ambre ?

Quelques personnes s’imaginent que la mouche gravée à l’intérieur est une preuve d’authenticité ; or c’est toute une industrie que celle des fausses mouches à graver sur de l’ambre faux. Il faut que notre visiteur ait eu l’esprit bien troublé pour avoir oublié une pipe à laquelle il tient évidemment beaucoup.

— Comment le savez-vous ?

— Dame ! elle doit avoir coûté six shillings et demi et elle a été, vous le voyez, réparée deux fois : une fois au tuyau et l’autre à l’ambre. Chacune de ces réparations, faites au moyen d’un cercle d’argent, doit avoir coûté plus que l’objet lui-même. Cet homme doit tenir beaucoup à sa pipe puisque, à prix égal, il préfère la faire réparer que d’en acheter une neuve.

— Quoi encore ? demandai-je, en voyant Holmes retourner la pipe dans tous les sens pour l’examiner minutieusement. Puis la frappant avec son index osseux et effilé, comme un professeur qui ferait une dissertation sur un os :

« Les pipes, dit-il, sont parfois extraordinairement intéressantes. Rien n’a plus d’individualité, excepté, peut-être, les montres et les lacets de chaussures. Ici les indications ne sont cependant ni très marquées, ni très importantes. Le propriétaire est certainement un homme vigoureux, il est gaucher, possède d’excellentes dents, a des habitudes de négligence et une fortune qui le dispense de faire des économies. »

Mon ami lançait ces phrases d’un air négligent, tout en me regardant du coin de l’œil afin de s’assurer si je suivais bien son raisonnement.

— Vous pensez qu’il faut qu’un homme ait une honnête aisance, pour fumer des pipes de sept shillings ? dis-je.

— Ceci est du mélange Grosvenor à dix-huit sous l’once, répondit-il en faisant tomber du fond de la pipe un peu de tabac dans sa main. Comme il peut se procurer d’excellent tabac pour une somme moitié moindre, il est bien évident qu’il n’est pas dans la nécessité de faire des économies.

— C’est bien ! Et comment expliquez-vous le reste ?

— Il a l’habitude d’allumer sa pipe à une lampe et à un bec de gaz. Regardez : elle est toute brûlée sur un des côtés et ce n’est sûrement pas le fait d’une allumette. À quoi servirait de mettre une allumette contre le côté de la pipe ? Tandis qu’il est certain que vous ne pouvez pas allumer une pipe à une lampe sans brûler le fourneau. C’est le côté droit de la pipe qui est brûlé ; d’où je conclus que son possesseur est gaucher. Approchez votre pipe de la lampe ; comme vous êtes droitier, c’est le côté gauche que vous exposez à la flamme. Une fois par hasard vous pourrez agir à l’inverse, mais ce ne sera qu’un hasard et non une habitude. La pipe en question a toujours été tenue comme je vous l’ai expliqué. Ensuite se trouve sur l’ambre l’empreinte de ses dents ; il faut que notre homme soit énergique, musculeux et doué d’une bonne mâchoire pour être arrivé à ce résultat. Mais si je ne me trompe, je l’entends monter l’escalier, et nous allons avoir autre chose de plus intéressant que sa pipe à étudier.

Un instant après, la porte s’ouvrait et livrait passage à un jeune homme de haute taille. Il était correctement, quoique simplement vêtu d’un costume gris foncé et tenait à la main un chapeau mou de feutre brun. À première vue on lui aurait donné trente ans, en réalité, il avait quelques années de plus.

— Excusez-moi, dit-il d’un air embarrassé, j’aurais dû frapper. Le fait est que j’ai l’esprit à l’envers, en raison de quoi vous devez m’excuser.

Il passa sa main sur son front comme pour rassembler ses pensées, et tomba plutôt qu’il ne s’assit, sur une chaise.

— On voit que vous n’avez pas dormi depuis deux jours, dit Holmes de son air dégagé et souriant. Cela fatigue les nerfs plus que le travail et plus même que les amusements. Dites-moi en quoi je puis vous être utile ?

— Je suis venu vous demander conseil, monsieur. Je ne sais plus où j’en suis ; mon existence est brisée.

— Vous vous adressez alors à moi comme détective consultant ?

— Non seulement comme détective, mais comme homme sensé, comme homme du monde. J’ai besoin que vous me traciez une ligne de conduite. Dieu veuille que vous le puissiez !

Il parlait d’une voix saccadée, par phrases hachées et rapides ; il semblait que parler même fût une souffrance, et qu’il lui fallût une grande force de volonté pour dominer ses nerfs.

— Ce que j’ai à vous dire est bien délicat. On n’aime pas d’habitude mêler des étrangers à ses affaires personnelles et il est bien triste d’avoir à discuter la conduite de sa femme avec deux personnes qu’on ne connaît pas. C’est pourtant la pénible nécessité à laquelle je suis réduit, me trouvant au bout de mon rouleau, il me faut à tout prix un conseil.

— Mon cher monsieur Grant Munro…, commença Holmes.

Notre visiteur sauta sur sa chaise.

— Quoi ! s’écria-t-il. Vous savez mon nom ?

— Si vous désirez garder l’incognito, dit Holmes en souriant, je vous conseille de ne plus écrire votre nom à l’intérieur de votre chapeau, ou au moins de ne pas tourner votre couvre-chef du côté de vos interlocuteurs. Ce que je puis vous dire, c’est que mon ami et moi, nous avons entendu d’étranges secrets entre ces quatre murs, et que nous avons eu la bonne fortune de rendre la paix à bien des âmes troublées. Je compte qu’il en sera de même pour vous. Mais le temps presse, peut-être. Veuillez m’exposer sans délai les détails de votre affaire.

Notre visiteur, une fois de plus, passa la main sur son front, comme s’il trouvait cette épreuve bien pénible. Chacun de ses gestes, chaque expression de sa physionomie dénotaient l’homme réservé, maître de lui, une nature tant soit peu orgueilleuse, plus disposée à cacher ses blessures qu’à les étaler. Puis enfin, avec un geste énergique de son poing fermé comme pour mettre toute réserve de côté, il commença le récit suivant :

— Voici les faits, monsieur Holmes. Je suis marié et cela depuis trois ans. Nous n’avons jamais cessé, ma femme et moi, de nous aimer avec tendresse et nous avons été aussi heureux qu’il est possible de l’être. Nous n’avons pas eu un seul dissentiment, soit en pensées, en paroles ou en actions. Et maintenant, depuis lundi dernier, une barrière a tout à coup surgi entre nous ; je sens qu’il y a dans sa vie, au fond de son cœur, un mystère qui m’est aussi inconnu que celui de la femme quelconque que je coudoie dans la rue. Nous sommes devenus étrangers l’un à l’autre, et je veux savoir pourquoi.

« Avant d’aller plus loin, j’insiste sur ce point, monsieur Holmes, qu’Effie m’aime. Il n’y a aucun doute là-dessus. Elle m’aime avec toute son âme et de tout son cœur, et ne m’a jamais plus aimé que maintenant. Je le sais, je le sens, je ne veux pas le discuter. Un homme sait quand une femme l’aime. Mais il y a un secret entre nous et nous ne serons nous-mêmes que lorsqu’il aura été dévoilé.

— Veuillez me dire les faits, monsieur Munro, dit Holmes avec une légère impatience.

— Je vous dirai tout d’abord ce que je sais de l’histoire d’Effie. Quoique toute jeune encore, vingt-cinq ans à peine, elle était veuve quand je l’ai connue. Elle s’appelait alors Mrs. Hebson. Elle était allée en Amérique dans sa jeunesse et avait habité la ville d’Atlanta, où elle avait épousé cet Hebson, un avocat pourvu d’une bonne clientèle. Ils eurent un enfant ; puis survint une terrible épidémie de fièvre jaune et le mari comme l’enfant en moururent. J’ai vu l’acte de décès. À la suite de ce douloureux événement, elle prit l’Amérique en horreur et revint vivre avec une vieille tante à Pinner, dans le comté de Middlesex. Je dois ajouter que son mari lui avait laissé une certaine fortune, représentant environ quatre mille cinq cents livres qui, avantageusement placées, lui rapportaient une moyenne de 7 p. 100. Il n’y avait que six mois qu’elle était à Pinner quand je la connus ; nous ne tardâmes pas à être épris l’un de l’autre et nous nous mariâmes quelques semaines plus tard.

« Je suis négociant en houblon et mon commerce me rapporte de sept à huit cents livres par an. Nous sommes donc dans une bonne situation et nous avons loué à Norbury, moyennant quatre-vingts livres par an, une jolie villa. C’est presque la campagne, quoique à proximité de la ville. Au delà se trouvent une auberge et deux maisons ; de l’autre côté du champ qui nous fait face, un seul cottage. À l’exception de ces maisons on ne rencontre plus une seule habitation jusqu’à environ moitié chemin de la gare. Mes affaires m’appellent en ville à certaines époques, mais en été j’ai plus de loisirs ; et c’est alors que notre vie à deux, à la campagne, s’écoule aussi heureuse que possible. Je vous le répète, il n’y avait pas eu le moindre nuage entre nous jusqu’à cette maudite affaire.

« J’ai encore une chose à ajouter avant de continuer mon récit. Quand nous nous sommes mariés, ma femme me remit entre les mains toute sa fortune, bien malgré moi ; je ne trouvais pas cela prudent, étant donné que mes affaires pouvaient péricliter d’un moment à l’autre. Mais elle insista et ce fut fait. Il y a six semaines environ elle me dit :

« — Jack, en acceptant ma fortune, vous avez stipulé que lorsque j’en aurais besoin, je pourrais vous la réclamer.

« — Certainement, dis-je, elle vous appartient.

« — Eh bien ! il me faut cent livres.

« J’avoue que je fus un peu surpris, m’étant imaginé qu’il s’agissait simplement d’un achat de robe ou d’un objet de toilette quelconque.

« — Et pourquoi faire, mon Dieu ?

« — Oh ! dit-elle d’un ton négligent, vous m’avez promis d’être mon banquier tout simplement et les banquiers, vous le savez, ne font pas de questions.

« — Si vous le désirez sérieusement, lui répondis-je, il est bien entendu que vous aurez cet argent.

« — Certainement, je le désire.

« — Et vous ne voulez pas me dire l’usage que vous comptez en faire ?

« — Si, un jour peut-être, mais pas maintenant, Jack. »

« Je dus, bon gré, mal gré, me contenter de cette réponse, quoique ce fût le premier secret qu’il y eût entre nous. Je lui donnai un chèque, et n’y pensai plus. Il se peut que ce fait n’ait aucun rapport avec ce qui arriva ensuite, mais j’ai cru devoir vous le rapporter.

« Je viens de vous dire qu’il y a un cottage à peu de distance de notre maison. Un champ seul nous en sépare, mais pour y arriver, il faut suivre la route, puis tourner dans un sentier. Un peu au delà se trouve un joli bosquet de pins d’Écosse, où j’allais souvent me promener, car les bois tiennent compagnie. Le cottage, malheureusement, était inhabité depuis huit mois. C’était une fort jolie maison avec ses deux étages et son porche ancien couvert de chèvrefeuille. Je me disais toujours que ce devait être une charmante demeure.

« Donc, lundi dernier, je me promenais de ce côté, quand je vis sortir du sentier un chariot vide et j’aperçus en même temps tout un déménagement de tapis et de mobilier sur le gazon à côté du porche. Je me dis qu’évidemment le cottage avait été loué, et je passai devant la maison comme un flâneur, me demandant quelles gens nous allions avoir comme voisins. Je m’aperçus tout à coup que quelqu’un m’observait d’une des fenêtres du premier étage.

« Je ne sais pas ce que ce visage avait de particulier, monsieur Holmes, mais il me passa un frisson dans le dos. J’étais trop loin pour pouvoir distinguer les traits, je me rendis seulement compte que leur aspect n’était ni humain, ni naturel. Ce fut là ma première impression. Je m’approchai rapidement pour mieux voir la personne qui me guettait. Elle disparut à l’instant même et si brusquement qu’elle sembla se noyer dans l’obscurité. Je restai là cinq minutes, pensant que l’incident était clos et cherchant toutefois à analyser mes impressions. Je ne pourrais dire si c’était un visage d’homme ou de femme. Ce qui m’avait impressionné surtout c’était la couleur ; un jaune livide, un regard terne, d’une fixité effrayante. J’en étais si troublé que je voulus tâcher d’en savoir plus long sur les nouveaux habitants du cottage. Je m’approchai et frappai à la porte. Une femme vint ouvrir, elle était maigre et avait un visage dur peu engageant.

« — Qu’est-ce que vous voulez ? me demandât-elle avec un accent du Nord.

« — Je suis votre voisin de là-bas, fis-je en montrant ma maison. Je vois que vous venez d’emménager et j’ai pensé que si je pouvais vous être utile en…

« — Ben, nous vous le dirons, quand nous aurons besoin de vous, » répondit-elle en me fermant la porte au nez. Assez déçu par cette réception brutale, je rentrai chez moi, et toute la soirée je fus malgré moi hanté par le souvenir de cette apparition à la fenêtre et de cette femme hargneuse. Je me décidai à ne rien dire de ce que j’avais vu à ma femme, car elle s’effraie pour la moindre des choses, et je n’avais nulle envie de lui communiquer ma pénible impression. Je lui dis cependant, au moment de m’endormir, que le cottage était habité, ce à quoi elle ne fit aucune réponse.

« J’ai d’ordinaire le sommeil extrêmement dur ; depuis mon enfance on m’a plaisanté là-dessus en répétant que rien n’était capable de me réveiller au milieu de la nuit. Cependant cette nuit-là, sans doute à la suite de cette petite aventure, je ne pus m’endormir profondément. Dans un demi-sommeil, je me rendais compte qu’il se passait quelque chose dans la chambre et me réveillant peu à peu, je m’aperçus que ma femme s’était levée, habillée et mettait même un manteau et un chapeau. J’entr’ouvrais les lèvres pour lui adresser langoureusement une parole de surprise, ou de remontrance pour ces apprêts intempestifs, quand soudain mes yeux à demi ouverts s’arrêtèrent sur son visage éclairé par la bougie, et je devins muet de stupéfaction. Jamais je n’avais vu chez elle une telle expression ; sa pâleur était mortelle, sa respiration haletante ; et, tout en attachant son manteau, elle regardait furtivement vers le lit pour s’assurer qu’elle ne m’avait pas dérangé. Puis pensant que je dormais toujours, elle se glissa sans faire de bruit hors de la chambre. Un instant après, j’entendis un grincement qui ne pouvait provenir que des gonds de la porte d’entrée. Je m’assis sur mon lit et en frappai le montant pour m’assurer que j’étais bien éveillé. Je tirai ma montre de sous l’oreiller : il était trois heures. Que diable pouvait faire ma femme sur une grand’route, à trois heures du matin ?

« J’y réfléchissais depuis vingt minutes, essayant de trouver une explication valable, mais plus j’y pensais, plus la chose me paraissait extraordinaire et inadmissible. J’étais toujours plongé dans ces idées, quand j’entendis la porte se refermer doucement, et aussitôt je distinguai les pas de ma femme dans l’escalier.

« — Mais, où êtes-vous donc allée, Effie ? lui demandai-je, dès qu’elle entra.

« Elle fit un mouvement brusque et laissa échapper un cri étouffé ; ce cri et ce mouvement m’inquiétèrent plus que tout le reste parce qu’ils indiquaient nettement sa culpabilité. Ma femme était d’une nature ouverte, franche, et j’étais malheureux au dernier point de la voir entrer en tremblant dans sa propre chambre, et de constater que le son de voix de son mari l’agitait à un tel point.

« — Vous êtes éveillé, Jack ? s’écria-t-elle avec un rire nerveux. Voyons, je croyais que rien au monde ne pouvait secouer votre sommeil !

« — Où avez-vous été ? lui demandai-je froidement.

« — Je comprends que vous soyez surpris, dit elle, et ses doigts tremblaient pendant qu’elle détachait son manteau. Je ne me rappelle pas avoir jamais rien fait de semblable. Le fait est que je me suis sentie étouffer, et que j’ai éprouvé un besoin irrésistible de respirer l’air frais. Je suis convaincue que je me serais évanouie, si je n’étais pas sortie. Je suis restée quelques minutes devant la porte et maintenant je suis tout à fait remise.

« Pendant ce récit, elle ne me regarda pas une seule fois en face et sa voix était toute changée. Il était évident qu’elle ne disait pas la vérité. Je ne répondis rien, mais je me tournai contre le mur, désespéré, agité de mille soupçons et de doutes terribles. Que me cachait donc ma femme ? Que signifiait cette étrange expédition ? Je sentais que je n’aurais plus de repos que je n’aie découvert cette énigme, et pourtant je me refusais à questionner de nouveau ma femme, puisqu’elle avait trouvé bon de mentir. Tout le reste de la nuit je fus agité, échafaudant des explications toutes plus invraisemblables les unes que les autres.

« Je devais aller à la Cité, ce jour-là, mais j’avais l’esprit trop troublé pour pouvoir m’occuper d’affaires. Ma femme semblait tout aussi bouleversée que moi ; je voyais bien à ses regards interrogateurs qu’elle sentait que son histoire n’avait pas pris et qu’elle ne savait à quel saint se vouer. Nous n’échangeâmes pour ainsi dire aucune parole pendant le déjeuner, et aussitôt après je sortis, pour respirer l’air frais du matin, et tout en marchant je réfléchissais à mon aise.

« J’allai jusqu’au Cristal Palace, où je passai une heure et j’étais de retour à Norbury à une heure de l’après-midi. Le cottage se trouvait sur mon chemin et je m’y arrêtai un instant pour voir si je n’apercevais pas encore la figure si étrange que j’avais vue la veille. Tandis que j’étais là, imaginez quelle ne fut pas ma surprise, monsieur Holmes, en voyant tout à coup la porte s’ouvrir et ma femme sortir de la maison.

« Je restai muet d’étonnement, mais mon émotion n’était rien à côté de celle que je constatai chez ma femme, lorsque nos yeux se rencontrèrent. Elle sembla un instant avoir envie de rentrer dans la maison, puis voyant combien il aurait été inutile de se cacher, elle s’avança vers moi ; la pâleur de son visage, ses yeux effarés contrastaient étrangement avec le sourire de ses lèvres.

« — Oh Jack ! dit-elle, je viens de voir si je pouvais être de quelque utilité à nos nouveaux voisins. Pourquoi me regardez-vous comme cela ? Vous n’êtes pas fâché contre moi, j’espère !

« — Ainsi ; c’est là que vous êtes allée cette nuit ?

« — Qu’est-ce que vous voulez dire ? s’écria-t-elle.

« — C’est là que vous êtes allée, j’en suis sûr. Qui sont ces gens pour que vous leur rendiez visite à pareille heure ?

« — Je ne suis encore jamais venue ici.

« — Comment pouvez-vous dire un pareil mensonge ? m’écriai-je. Votre voix elle-même en est altérée. Vous ai-je jamais rien caché ? Je vais pénétrer dans cette maison et tirer la chose au clair.

« — Non, mon Jack, pour l’amour de Dieu ! dit-elle d’une voix étouffée par l’émotion.

Et comme je m’approchais de la porte, elle me saisit par la manche et me retint de toutes ses forces.

« — Je vous en supplie, ne faites pas cela, Jack ! Je jure que je vous dirai tout un jour, mais il arrivera sûrement un malheur si vous entrez là. »

J’avais beau chercher à me dégager, elle s’accrochait à moi avec l’énergie du désespoir.

« — Ayez confiance en moi, Jack ? s’écria-t-elle. Ayez confiance pour cette fois. Vous ne le regretterez jamais. Vous savez que je n’aurais jamais de secret pour vous, si ce n’était par égard pour vous. En cet instant nos deux existences sont en jeu. Si vous revenez avec moi chez vous tout ira bien, mais si vous entrez de force dans ce cottage, tout est fini ».

« Il y avait dans sa voix un tel désespoir, une telle supplication que je m’arrêtai irrésolu devant la porte.

« — J’aurai confiance en vous à une condition, à une seule, lui dis-je : c’est que ce mystère cesse à partir de ce moment. Vous avez le droit de garder votre secret, mais j’exige de vous la promesse de ne plus faire de visites nocturnes dans cette maison, de ne plus agir en dehors de moi. Je veux bien oublier ce qui s’est passé, si vous prenez l’engagement de ne plus jamais recommencer.

« — J’étais sûre que vous auriez confiance en moi, s’écria-t-elle. Il en sera fait selon votre volonté. Allons-nous-en, je vous en prie ; rentrons vite. »

« En parlant, elle m’entraînait par la manche. Tout en marchant je me retournai et j’aperçus distinctement à la fenêtre du premier étage ce visage jaune et livide dont les yeux suivaient de loin nos mouvements. Quel lien pouvait-il y avoir entre cette créature et ma femme, et comment connaissait-elle cette servante commune et grotesque que j’avais vue la veille ? C’était une étrange énigme et j’avais pourtant la conviction que je n’aurais pas de repos tant qu’elle ne serait pas éclaircie.

« Les deux jours suivants, je restai à la maison et ma femme sembla observer loyalement nos conventions, car à ma connaissance elle ne bougea pas. Mais le troisième jour, j’acquis la certitude que, malgré sa promesse, elle n’échappait pas à la secrète influence qui l’éloignait de son mari et de son devoir.

« J’étais allé en ville, et j’étais revenu par le train de 2 heures 40 au lieu de celui de 3 heures 36 que j’avais l’habitude de prendre. En entrant dans la maison, je rencontrai dans le vestibule la femme de chambre, qui avait la figure bouleversée.

« — Où est votre maîtresse ? lui demandai-je.

« — Je crois qu’elle est sortie pour faire une promenade ! »

« J’eus aussitôt des soupçons. Je montai au premier m’assurer que ma femme n’était pas dans la maison. J’eus l’idée de regarder par la fenêtre et j’aperçus la servante qui venait de me parler, courant à travers champs vers le cottage. J’étais fixé. Ma femme était allée chez les voisins et avait recommandé qu’on vînt la chercher, si je rentrais. Tremblant de colère, je me précipitai dehors, déterminé à en finir une fois pour toutes. Je vis ma femme et la femme de chambre revenant en toute hâte par le sentier, mais je ne m’arrêtai pas à leur parler. C’est dans le cottage que gisait le secret qui menaçait mon repos et je m’étais juré que, quoi qu’il pût m’arriver, je le découvrirais. Je ne frappai même pas à la porte, je tournai le bouton et j’entrai.

« Tout était calme et tranquille au rez-de-chaussée, dans la cuisine une bouillotte chantait sur le feu, et un gros chat noir dormait roulé dans un panier ; mais il n’y avait aucune trace de la femme que j’avais eue. J’entrai dans la chambre voisine, elle était aussi déserte. Alors je me précipitai en haut et là aussi je trouvai deux pièces vides et désertes. Il n’y avait pas une âme dans toute la maison. Les meubles et les gravures accrochées au mur étaient des plus communs et vulgaires, excepté dans la chambre à la fenêtre de laquelle j’avais vu l’étrange visage. Celle-ci était confortable, élégante même, et tous mes soupçons se transformèrent en rage lorsque j’aperçus sur la cheminée une photographie en pied de ma femme que j’avais fait faire trois mois auparavant.

« Je restai assez longtemps pour m’assurer que la maison était absolument déserte. Enfin je sortis avec un gros poids sur le cœur. Ma femme vint au-devant de moi dans le vestibule quand je rentrai, mais j’étais trop meurtri et trop en colère pour pouvoir parler ; faisant un détour pour l’éviter, j’entrai directement dans mon bureau. Elle m’y suivit, avant que je n’eusse le temps de fermer la porte.

« — Je suis fâchée d’avoir manqué à ma promesse, Jack, dit-elle ; mais si vous saviez tout, je suis sûre que vous me pardonneriez.

« — Dites-moi tout, alors.

« — Je ne peux pas, Jack, je ne peux pas ! s’écria-t-elle.

« — Jusqu’à ce que vous me disiez qui demeure dans ce cottage et à qui vous avez donné cette photographie, il ne peut plus y avoir rien de commun entre nous, » lui dis-je, et je sortis brusquement de la maison. Ceci se passait hier, monsieur Holmes ; je ne l’ai pas revue depuis, et je ne sais rien de plus sur cette étrange aventure. C’est le premier nuage qui ait jamais existé entre nous, et cela m’a bouleversé au point de ne savoir que faire. Tout d’un coup, ce matin, l’idée m’est venue que vous étiez précisément l’homme capable de me conseiller ; je suis accouru chez vous et je me remets entièrement entre vos mains. S’il y a quelques points obscurs, questionnez-moi. Mais surtout dites-moi vite ce que vous me conseillez, car je ne puis supporter plus longtemps cette situation atroce. »

Nous avions écouté, Holmes et moi, avec la plus profonde attention, ce récit extraordinaire débité d’une façon brusque et saccadée, signe d’extrême émotion. Mon compagnon resta quelque temps silencieux, plongé dans ses réflexions, le menton appuyé sur sa main.

— Dites-moi, demanda-t-il enfin, pourriez-vous jurer que c’est le visage d’un homme que vous avez vu à la fenêtre ?

— Chaque fois que je l’ai vu, c’était à une certaine distance, de sorte qu’il m’est impossible de rien affirmer.

— Vous semblez cependant en avoir reçu une impression désagréable.

— Il me paraissait être d’une couleur peu naturelle et ses traits semblaient avoir une étrange fixité. Quand je m’approchai de la fenêtre, il disparut brusquement.

— Combien y a-t-il de temps que votre femme vous a demandé cent livres ?

— Près de deux mois.

— Avez-vous jamais vu la photographie de son premier mari ?

— Non, il y a eu un incendie à Atlanta, peu de temps après sa mort, et tous les papiers ont été détruits.

— Cependant elle avait un acte de décès. Vous avez dit que vous l’aviez vu.

— Oui, elle en a eu un duplicita après l’incendie.

— Avez-vous jamais rencontré quelqu’un qui l’ait connue en Amérique ?

— Non.

— A-t-elle jamais parlé d’y retourner ?

— Non.

— Reçoit-elle des lettres de là-bas ?

— Pas à ma connaissance.

— Merci. J’ai besoin de réfléchir un peu maintenant. Si le cottage est définitivement abandonné, nous aurons de la peine à résoudre le problème, mais si, comme je le crois probable, les habitants, prévenus de votre arrivée, étaient sortis avant votre venue, ils doivent être rentrés chez eux à l’heure qu’il est, et nous trouverons facilement la clef du mystère. Je vous conseille donc de retourner à Norbury et d’examiner les fenêtres du cottage ; si vous constatez qu’il est habité, n’essayez pas d’y pénétrer, mais envoyez-nous un télégramme à mon ami et à moi. Nous serons chez vous en moins d’une heure et nous aurons vite fait de résoudre le problème.

— Et s’il est toujours désert ?

— Dans ce cas, j’irai demain causer avec vous. Au revoir et surtout ne vous désespérez pas jusqu’à ce que vous ayez des raisons sérieuses de le faire.

— Vilaine affaire, Watson, me dit mon compagnon après avoir reconduit M. Grant Munro. Que pensez-vous ?

— Je pense que cela sent mauvais.

— Oui. C’est du chantage, ou je me trompe fort.

— Et qui est le maître chanteur ?

— Oh ! sans doute la créature qui vit dans la seule confortable pièce de la maison et qui a la photographie de la dame sur la cheminée ; ma parole, cette face livide à la fenêtre me fascine et je ne voudrais pas avoir manqué cette affaire, pour tout l’or du monde.

— Vous avez déjà une piste ?

— Oui, provisoirement. Mais je serais bien étonné que ce ne fût pas la vraie. Le premier mari de cette femme est dans le cottage.

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Comment expliquer autrement la terreur qu’elle a de voir le second y entrer ? Les faits, tels qu’ils m’apparaissent, sont les suivants : elle se marie en Amérique ; son mari est un homme vicieux ou contracte peut-être quelque hideuse maladie ; il devient lépreux, idiot, que sais-je ? La femme se sauve un beau jour, revient en Angleterre, change de nom et se refait une existence. Elle était mariée depuis trois ans et se croyait à l’abri, ayant montré à son mari l’acte de décès d’un homme quelconque, dont elle avait pris le nom, quand soudain elle est découverte par son premier mari, ou, peut-être, par quelque femme sans scrupules, qui se sera installée près du malade. Ils lui écrivent, la menacent de venir, de la dénoncer. Elle prend cent livres et tâche d’acheter leur silence. Ils viennent malgré cela et quand le mari annonce par hasard à sa femme que le cottage est habité, elle devine que ce sont eux qui la poursuivent. Elle attend que son mari soit endormi et court chez eux pour tâcher d’obtenir qu’ils la laissent en paix. N’ayant pas réussi, elle y retourne, le lendemain matin, et son mari la voit sortir de la maison. Elle lui promet de ne plus y aller, mais deux jours après, l’espoir de se débarrasser de ces deux redoutables voisins est plus fort qu’elle, et elle fait une nouvelle tentative, leur apportant la photographie qu’on avait probablement exigée d’elle. Au milieu de leur entretien, la femme de chambre accourt annoncer que Monsieur est revenu ; ne doutant pas que son mari n’aille droit au cottage, elle fait sortir les habitants par la porte de derrière et ils se cachent dans ce bosquet de sapins, dont il a été fait mention. Ainsi s’explique qu’il ait trouvé la maison vide. Je serais très surpris toutefois qu’elle fût abandonnée pour de bon. Que pensez-vous de mon raisonnement ?

— Ce n’est qu’une conjecture !

— Mais une conjecture qui explique au moins tous les faits. S’il s’en présente de nouveaux qui ne cadrent plus, il sera temps de la modifier. Pour le moment nous n’avons plus rien à faire qu’à attendre des nouvelles de notre ami de Norbury.

Nous n’eûmes pas à attendre bien longtemps. Elles arrivèrent au moment où nous venions de prendre le thé. « Cottage toujours habité », disait ce télégramme. « Ai encore vu le visage à la fenêtre. Vous attends train de sept heures, ne ferai rien avant votre arrivée. »

En descendant de wagon, nous trouvâmes notre homme sur le quai et, malgré le mauvais éclairage de la gare, nous pûmes constater qu’il était très pâle et très agité.

— Ils sont toujours là, monsieur Holmes, dit-il en lui posant la main sur le bras. En venant, j’ai vu de la lumière dans le cottage. Nous allons régler nos comptes maintenant.

— Quel est votre plan ? lui demanda Holmes tandis que nous suivions la route sombre et bordée d’arbres.

— Je vais entrer de force, et voir moi-même qui vit dans cette maison. Je désire que vous soyez là, tous deux, comme témoins.

— Vous êtes absolument décidé, malgré l’avis de votre femme, qui vous conseille de ne pas approfondir ce mystère ?

— Oui, je suis absolument décidé.

— Non, je crois que vous avez raison. La vérité, quelle qu’elle soit, est préférable au doute. Allons-y donc ! Évidemment, au point de vue légal, nous nous mettons complètement dans notre tort, mais je crois que cela en vaut la peine.

La nuit était très sombre et une pluie fine commençait à tomber lorsque nous quittâmes la grand’route pour l’étroit sentier sillonné de profondes ornières et bordé d’une haie de chaque côté. M. Grant Munro, dont la démarche trahissait une impatience fébrile, montrait le chemin et nous le suivions tant bien que mal.

— Voilà les lumières de ma maison, dit-il tout bas en nous montrant une lueur entre les arbres, et voici le cottage où je vais entrer.

Au dernier tournant, nous nous trouvâmes en face de la maison. Un jet de lumière sur le terrain indiquait que la porte d’entrée n’était pas fermée et une fenêtre du premier étage était brillamment éclairée. Nous vîmes une ombre passer sur le store.

— Voilà cette créature ! s’écria Grant Munro, vous voyez bien qu’il y a quelqu’un là. Maintenant, suivez-moi et nous allons enfin tout savoir.

Nous approchions de la porte, quand soudain une femme sortit et s’arrêta ; un rayon de lumière l’éclairait, je ne pouvais pas voir ses traits, mais je distinguais ses bras étendus dans une attitude de supplication.

— Pour l’amour de Dieu, n’entrez pas, Jack ! cria-t-elle. J’avais le pressentiment que vous viendriez ce soir. Réfléchissez, mon cher ami ! Ayez confiance en moi : vous ne le regretterez jamais.

— J’ai eu trop longtemps confiance en vous, Effie ! s’écria-t-il durement. Lâchez-moi ! je veux passer. Mes amis et moi nous allons éclaircir ce mystère, une bonne fois. Il l’écarta et nous le suivîmes ; quand il ouvrit la porte, une femme âgée accourut au-devant de lui pour l’arrêter ; mais il la repoussa et un instant après nous étions tous dans l’escalier. Grant Munro courut à la chambre qui était éclairée et nous y entrâmes derrière lui.

C’était une chambre gaie et bien meublée : deux bougies brûlaient sur la table et deux autre sur la cheminée. Dans un coin, penché sur un pupitre, était assis quelqu’un qui nous sembla être une petite fille. Elle nous tournait le dos, mais nous pouvions constater qu’elle était vêtue d’une robe rouge et gantée de longs gants blancs. Elle se retourna ; aussitôt je poussai un cri de surprise et d’horreur à la vue de ce visage, d’une couleur livide, et de ces traits absolument dépourvus d’expression ; mais il ne fallut qu’un instant pour dévoiler le mystère. Holmes, pris d’un fou rire, passa la main derrière la tête de l’enfant ; le masque, car c’en était un, tomba et il ne resta plus devant nous qu’une petite négresse couleur de charbon, qui montrait ses dents blanches en souriant de notre étonnement. Le rire me gagna tandis que Grant Munro restait pétrifié, la main crispée sur sa gorge.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, qu’est-ce que cela signifie ?

— Je vais vous le dire, répondit sa femme qui entrait au même moment avec un visage contracté, mais empreint de fierté. Vous m’avez forcée, malgré moi, à vous tout dire et maintenant il n’y a plus qu’à s’exécuter. Mon mari est mort à Atlanta ; mon enfant a survécu.

— Votre enfant !

Elle tira de son corsage un grand médaillon d’argent.

— Vous n’avez jamais vu l’intérieur de ceci.

— Je ne croyais pas que cela s’ouvrît.

Elle pressa un ressort et nous montra le portrait d’un homme, remarquablement beau et intelligent, mais dont les traits indiquaient à n’en pas douter une origine africaine.

— C’est John Hebson, d’Atlanta, dit-elle ; je n’ai jamais connu un être aux sentiments plus élevés. J’ai rompu avec tous les miens pour l’épouser ; et jamais, tant qu’il a vécu, je ne l’ai regretté, un seul instant. Pour notre malheur, notre fille a pris la ressemblance plutôt de son côté que de celui de sa mère, cela se voit souvent dans les mariages mixtes ; ma petite Lucy est encore beaucoup plus noire que n’était son père. Mais, noire ou blanche, c’est ma chère petite enfant et mon trésor.

L’enfant accourut à ces mots et se blottit dans la jupe de sa mère.

— Je ne la laissai en Amérique qu’à cause de sa santé délicate et dans la crainte que le changement de climat ne lui fût nuisible. Elle était confiée aux soins d’une Écossaise dévouée, qui nous avait servis autrefois. Je n’eus jamais la pensée de désavouer cette enfant, mais lorsque la Providence vous mit sur mon chemin et que je vous aimai, Jack, je n’eus pas le courage de vous parler de ma fille, dans la crainte de ne plus être aimée de vous. J’avais à choisir entre vous et elle, et, dans ma faiblesse, j’abandonnai mon enfant. Pendant trois ans, je vous ai caché son existence, mais je la savais en bonne santé, car sa bonne m’écrivait régulièrement. Au bout de ce temps, je fus prise d’un désir irrésistible de revoir ma fille. En vain, je luttai contre ce sentiment et bien que je prévisse le danger auquel je m’exposais, je me décidai à la faire venir, ne fût-ce que pour quelques semaines. J’envoyai cent livres à la bonne, et je lui donnai les ordres nécessaires pour qu’elle habitât dans ce cottage en voisine, sans avoir l’air de me connaître. Je poussai la prudence jusqu’à lui recommander de ne pas laisser sortir l’enfant pendant la journée et de lui couvrir la figure et les mains afin d’éviter les bavardages que n’aurait pas manqué de faire naître la présence d’une petite négresse dans le voisinage. J’aurais peut-être pris moins de précaution, et c’eût été plus habile, si je n’avais pas tremblé à la pensée que vous pourriez apprendre la vérité !

« C’est vous le premier qui m’avez annoncé que le chalet était habité ; je dus attendre, pour y aller, qu’il fît jour, mais l’état d’énervement dans lequel je me trouvais m’empêcha de dormir et alors je me glissai dehors, sans aucune crainte, sachant combien vous avez le sommeil dur. Malheureusement, vous me vîtes partir et ce fut le commencement de mes ennuis. Le lendemain, mon secret était à votre merci ; noblement vous avez refusé de poursuivre l’enquête jusqu’au bout. Trois jours après, cependant, la bonne et l’enfant s’échappèrent par la porte de derrière, juste au moment où vous faisiez irruption dans la maison par le vestibule. Et ce soir, enfin ! vous savez tout. Je vous demande maintenant ce que nous allons devenir, ma fille et moi ? »

Elle croisa ses mains crispées et attendit.

Deux longues minutes s’écoulèrent avant que Grant Munro ne rompît le silence, mais sa réponse fut de celles qu’on n’oublie pas. Il s’empara de la petite créature, l’embrassa et la prit sur son bras ; il tendit l’autre bras à sa femme en se dirigeant vers la porte.

— Nous causerons plus à l’aise chez nous, dit-il. Je ne suis pas un saint, Effie, mais je suis peut-être meilleur que vous ne le croyez !

Nous le suivîmes, Holmes et moi, le long du sentier ; arrivés sur la route, mon ami me tira par la manche :

— Je crois, dit-il, que notre place est plutôt à Londres qu’à Norbury.

Il ne reparla plus de l’aventure, jusqu’au moment où assez tard, ce soir-là, sa bougie à la main il se dirigeait vers sa chambre à coucher.

— Watson, dit-il, si jamais vous vous apercevez que j’ai trop confiance en moi-même ou que je ne donne pas à une affaire tous les soins qu’elle mérite, soyez assez bon pour me glisser à l’oreille « Norbury », je vous en serai infiniment reconnaissant.

Source : Souvenirs de Sherlock Holmes. Traduction par Jeanne de Polignac. Renaissance du livre, 1918.

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