LE RITUEL DES MUSGRAVES

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Sherlock Holmes était le plus méthodique des logiciens ; il affectait dans son extérieur une certaine recherche ; mais, par une étrange anomalie, il avait dans sa maison des habitudes de désordre qui faisaient le désespoir général de tous ses colocataires. Et cependant je ne puis me piquer d’être un rigoriste à cet endroit. La rude existence que j’ai menée en Afghanistan, venant brocher sur mes goûts quelque peu « bohèmes », je suis devenu plus négligent qu’il ne convient peut-être à un médecin. Pourtant chez moi ce laisser-aller a des limites, et je me trouve même une perfection d’ordre, quand je me compare à un original qui met sa provision de cigares dans le seau à charbon, place son tabac au fond d’une pantoufle persane, et qui classe ses lettres à répondre sur la tablette de sa cheminée, en les piquant avec la pointe d’un couteau. Ceci n’est rien encore.

Dans ses jours d’humour, sans bouger de son fauteuil, Sherlock Holmes grave sur le mur, à coups de revolver, un patriotique V. R., renversant ainsi l’idée généralement admise que le tir à la cible est un sport de plein air.

Notre appartement était, de plus, encombré de produits chimiques et de pièces à conviction provenant de crimes, qui s’entassaient dans tous les coins, et qu’on retrouvait tout à coup à l’endroit le plus inattendu ; dans un beurrier par exemple. Mais c’était surtout l’amoncellement des paperasses qui me désespérait ; Sherlock Holmes se refusait à détruire le moindre document, surtout ceux qui avaient trait aux anciennes causes judiciaires. Or, tous les ans ou tous les deux ans, il faisait une fois le grand effort de classer ses papiers et d’y mettre un peu d’ordre. Comme je l’ai déjà dit quelque part dans ces incohérents mémoires, l’énergie et l’activité dévorante qu’il déployait, et qui assuraient chez lui le succès de la cause la plus ardue, faisaient ensuite place à des accès de quasi-léthargie ; nonchalamment étendu sur un divan, il passait son temps entre ses livres et son violon, et semblait avoir tout juste la force de se traîner jusqu’à sa table. C’est ainsi que ses papiers s’accumulaient chaque jour davantage ; ils envahissaient notre appartement. On n’y voyait plus que des piles de manuscrits, qu’il était défendu de brûler, et que seul mon camarade avait le droit de ranger.

Un soir d’hiver, nous étions assis devant le feu ; Sherlock Holmes achevait de coller des découpures dans son dossier ; je lui suggérai timidement l’idée d’employer les deux heures qu’il avait devant lui à donner à notre salon un aspect un peu plus confortable.

Il lui était impossible de ne pas reconnaître le bien-fondé de ma requête ; aussi d’un air demi-vexé, demi-contrit, s’achemina-t-il vers la chambre à coucher ; il en revint bientôt en traînant derrière lui une grande boîte en fer-blanc.

Il la plaça au milieu de la pièce et l’ouvrit en se laissant tomber sur un tabouret. Je constatai qu’elle était au tiers pleine de paquets de paperasses attachés par des ficelles rouges.

— Voilà une collection d’histoires, Watson, me dit-il en me regardant d’un œil malin. Je crois que si vous saviez tout ce que contient cette boîte, vous me demanderiez de vous montrer ces papiers au lieu de faire des rangements

— Seraient-ce les documents qui ont trait à vos débuts ? J’ai souvent désiré les connaître.

— Oui, mon garçon, tout ceci date d’une époque antérieure à vous ; je ne vous avais pas à ce moment-là comme historiographe pour me rendre célèbre.

Et, tout en parlant, il souleva d’un air attendri et précautionneux chaque paquet, l’un après l’autre.

— Il n’y a pas que des succès, Watson, mais, dans le nombre, se trouvent quelques problèmes intéressants. Voici des notes sur les meurtres de Tarleton et l’affaire Vamberry ; vous savez bien celle du marchand de vins ? Cette boîte contient aussi l’aventure de la vieille Russe et la singulière affaire de la béquille d’aluminium, puis les détails les plus complets sur Ricoletti, l’homme au pied bot et sur son horrible femme. Et ici, ah ! mais voilà vraiment qui est original…

Il plongea son bras jusqu’au fond du coffre et en tira une petite boîte en bois, fermée par un couvercle à glissière, comme en ont les enfants pour conserver certains jouets. Il exhuma de l’intérieur un morceau de papier chiffonné, une clé en cuivre démodée, une tête de porte-manteau en bois, à laquelle pendait une pelote de ficelle, et trois vieilles pièces de monnaie en métal rouillé.

— Eh bien ! mon cher, que pensez-vous de ce jeu bizarre d’objets ? me demanda-t-il en souriant de mon expression étonnée.

— C’est une curieuse collection.

— Très curieuse ; et l’histoire qui s’y rattache l’est plus encore.

— Alors, ces reliques ont un historique spécial ?

— Si spécial, qu’elles représentent elles-mêmes une page d’histoire.

— Qu’entendez-vous par là ?

Sherlock Holmes les prit une à une, et les plaça sur le bord de la table. Puis il se rassit et les contempla avec un air de parfaite satisfaction.

— C’est tout ce qui me reste de l’épisode du « Rituel des Musgraves. »

Je l’avais plus d’une fois entendu faire allusion à cette cause, mais je n’en connaissais pas les détails.

— Je meurs d’envie d’entendre ce récit.

— Et vous voulez que je laisse ce fouillis tel qu’il est, s’écria-t-il malicieusement. Avouez qu’il faut peu de chose, Watson, pour vous faire renoncer à votre manie d’ordre. Mais je verrais volontiers figurer cette affaire parmi vos souvenirs, car elle est, en raison de certaines particularités, absolument unique parmi les causes criminelles de ce pays ; elle est d’un type bien à part. Et la série de mes modestes succès serait à mon avis très incomplète si elle ne comprenait pas le souvenir de cette affaire.

« Vous vous souvenez que cette histoire du Gloria Scott et ma conversation avec le pauvre homme dont je vous ai raconté la mort, furent le point de départ de la carrière à laquelle je me suis consacré. Vous me connaissez, maintenant que mon nom a acquis une certaine célébrité, et que je suis devenu pour le public, comme pour la police, une sorte de « cour de dernier appel » pour les cas désespérés. Déjà, à l’époque où vous m’avez vu pour la première fois, lors de l’affaire que vous avez relatée dans Une Étude en rouge, je m’étais créé une clientèle considérable, quoique peu lucrative. Vous vous rendez difficilement compte de mes débuts pénibles et du temps qu’il me fallut pour sortir de l’ornière et me faire une réputation.

Quand je vins m’installer à Londres, je louai un appartement dans Hill Street, tout près du British Museum, et j’employai mes loisirs à étudier toutes les sciences particulières qui pouvaient m’être utiles. De temps à autre, quelqu’un de mes camarades, se souvenant de moi et de mon talent naissant, me confiait une cause à étudier. La troisième affaire dont je fus ainsi chargé était précisément le « Rituel des Musgraves ». Je puis attribuer mon premier pas sur l’échelon qui devait me conduire au faîte des grandeurs, à l’intérêt que trouva le public dans cet extraordinaire ensemble de circonstances ; je dois faire aussi la part du résultat très heureux qu’amenèrent mes investigations.

Reginald Musgrave avait été mon camarade d’école, et j’avais eu quelques rapports avec lui. Il n’était pas très aimé des autres étudiants. On lui attribuait une morgue qui n’était, à mon avis, que le déguisement d’une grande timidité. Extérieurement, c’était un homme d’aspect très aristocratique, mince, au nez busqué, aux yeux très grands, avec des manières nonchalantes, bien que parfaitement correctes. C’était, en effet, le rejeton d’une des plus anciennes familles du royaume ; il appartenait à la branche cadette qui, séparée des Musgraves du Nord vers le XVIe siècle, s’était établie dans la partie ouest du Sussex, au manoir d’Hurlstone, peut-être l’une des habitations les plus anciennes du comté. Il semblait avoir conservé quelque empreinte du lieu de sa naissance, et je n’ai jamais pu regarder sa figure pâle et allongée, ni observer son port spécial de tête, sans penser immédiatement à des ogives verdies par la mousse, à des fenêtres carrelées et grillées, en un mot à tous les débris vénérables d’une vieille demeure féodale. De temps à autre, nous avions eu l’occasion de causer ensemble et je me rappelle que mes procédés d’observation et de déduction semblaient l’intéresser vivement.

Depuis quatre ans je ne l’avais pas revu, lorsqu’un matin il vint frapper à ma porte, dans Hill Street. Il n’avait guère changé, portait des vêtements à la dernière mode (il avait toujours aimé l’élégance) et avait conservé ses mêmes manières posées et charmantes qui le caractérisaient autrefois.

« — Qu’êtes-vous devenu, Musgrave ? lui demandai-je après avoir échangé avec lui une cordiale poignée de mains.

« — Vous avez probablement entendu parler de la mort de mon pauvre père, dit-il. Il nous a été enlevé, il y a deux ans environ. Depuis, je suis naturellement entré en possession de la terre d’Hurlstone, et mes fonctions de député de mon district m’ont naturellement imposé une vie très active. Mais j’ai su, Holmes, que vous vous étiez décidé à tirer parti, au point de vue pratique, de ces facultés merveilleuses qui faisaient autrefois notre admiration.

« — Oui, dis-je, et ces facultés me procurent aujourd’hui un gagne-pain très agréable.

« — J’en suis ravi, car votre concours, en ce moment, me serait des plus précieux. Il s’est passé à Hurlstone des faits étranges que la police n’a pas su tirer au clair. C’est vraiment l’affaire la plus extraordinaire et la plus inexplicable que j’aie jamais vue. »

« — Vous vous imaginez, Watson, avec quel intérêt je l’écoutai ; après des mois d’inaction, il m’apportait précisément l’occasion à laquelle j’aspirais. J’étais intimement persuadé que je réussirais là où d’autres avaient échoué, et que l’heure était venue de mettre mes talents à l’épreuve.

« — Racontez donc, je vous en prie et avec le plus de détails possible, m’écriai-je. »

Reginald Musgrave s’assit en face de moi, et alluma la cigarette que je lui avais tendue.

« — Vous savez, dit-il, que tout en étant célibataire j’ai un train de maison assez considérable à Hurlsotone, car j’habite une de ces vieilles demeures incommodes qui nécessitent un nombreux personnel. Une assez belle chasse me permet de recevoir des invités à l’époque des faisans, il me faut donc une maison passablement montée.

« En tout, j’ai à mon service : huit filles de chambre ou de cuisine, un chef, le maître d’hôtel, deux valets de pied et un groom. Le potager et l’écurie nécessitent, bien entendu, un personnel spécial.

« De tous ces serviteurs, le plus ancien, Brunton, le maître d’hôtel, était, lorsque mon père le prit à son service, un jeune instituteur sans place, mais dont le caractère énergique et les réelles qualités nous le rendirent bientôt tout à fait indispensable. C’était un bel homme, bien bâti, au front intelligent, aujourd’hui ; je ne lui donne pas plus de quarante ans, et voilà vingt ans qu’il est à notre service. Bien doué physiquement, et très avantagé au point de vue de l’intelligence, puisqu’il parle plusieurs langues, et joue de presque tous les instruments de musique, il est étonnant qu’il se soit contenté de cette situation ; mais je suppose que, ayant toutes ses aises, il ne se sentait pas le courage de changer. Le maître d’hôtel d’Hurlstone était devenu un personnage pour tous nos hôtes.

« Cette perle a pourtant le défaut d’incarner une nouvelle personnification de « don Juan », vous pensez bien d’ailleurs que ce rôle n’est guère difficile à jouer dans un petit coin de province.

« Tant qu’a vécu sa femme nous n’avons pas eu trop d’ennuis ; mais depuis son veuvage, il nous a créé mille difficultés. Il y a quelques mois nous avions espéré qu’il se remarierait, car il était fiancé à Rachel Howells, l’une des filles de chambre ; puis il rompit avec elle et jeta son dévolu sur Janette Cregelhis, la fille du garde principal. Rachel est une brave fille, mais c’est une Galloise d’un tempérament nerveux impressionnable et cette rupture a déterminé chez elle un accès de fièvre cérébrale. Hier encore, je la voyais circulant dans la maison ; elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Là commence le premier acte du drame d’Hurlstone ; le second le suit de près, plus émouvant que le premier ; leur prélude commun fut la disgrâce et le renvoi du maître d’hôtel Brunton.

« Arrivons aux faits. Je vous ai dit que l’homme était intelligent ; c’est cette même intelligence qui a été la cause de sa ruine, car elle a développé chez lui à l’excès un insatiable besoin de découvrir des choses qui ne le regardaient en rien. Je ne me doutais pas des proportions qu’avait atteintes ce défaut, jusqu’au jour où un incident de peu d’importance vint m’ouvrir les yeux.

« Je vous ai fait remarquer que la maison était incommode, mal distribuée. Une nuit de la semaine dernière, la nuit de jeudi pour être plus précis, il me fut impossible de dormir, car j’avais fait la bêtise de prendre une tasse de café noir très fort, après mon dîner. Ayant vainement cherché le sommeil, j’abandonnai la partie vers deux heures du matin, j’allumai une bougie et je me levai pour lire un roman commencé. M’étant alors aperçu que j’avais oublié ce bouquin dans la salle de billard, je passai à la hâte un vêtement et retournai le chercher.

« Pour arriver au billard, j’avais à descendre l’escalier, et à traverser un corridor qui menait à la bibliothèque et à la salle où se trouvaient les fusils. Vous imaginez-vous ma surprise, en voyant de la lumière dans la bibliothèque ? J’avais moi-même éteint la lampe et fermé la porte avant d’aller me coucher, et je me crus naturellement en présence de cambrioleurs. Les murs des corridors de Hurlstone sont couverts de trophées d’armes anciennes. Je saisis, au hasard, une hache d’armes, et, laissant la bougie derrière moi, je m’acheminai à pas de loup vers la porte entr’ouverte en regardant avec précaution ; devinez qui je vis ? Brunton, le maître d’hôtel, en personne devant moi, tout habillé, et assis sur un fauteuil, une feuille de papier sur les genoux. Cette feuille ressemblait fort à une carte. Il semblait l’étudier très sérieusement, le front penché vers le doigt qui indiquait un point déterminé.

« Je demeurai là, muet d’étonnement, et, grâce à l’obscurité dans laquelle je me trouvais, je pus l’observer tout à loisir. La bougie, placée sur le bord de la table, l’éclairait suffisamment pour me montrer qu’il était en habit. Tout à coup, il se leva et, allant vers le bureau placé dans le coin, il l’ouvrit, puis plongea la main dans un tiroir. Il y prit un papier et retournant s’asseoir, il l’étala près de la bougie et commença à l’examiner minutieusement. Mon indignation à la vue de cet étranger, qui se permettait ainsi de fouiller dans mes papiers de famille, fut telle que sans chercher à lui dissimuler plus longtemps ma présence, je m’avançai sur lui. Brunton leva la tête, m’aperçut sur le seuil de la porte et devint livide ; puis se dressant, il cacha sous sa veste la carte qu’il venait d’étudier.

« — C’est ainsi, lui dis-je, que vous vous rendez digne de ma confiance ? Vous quitterez mon service demain. »

« Il baissa la tête, comme un homme accablé, et passa près de moi sans prononcer une parole.

« Il avait laissé la lumière sur la table et, à sa lueur, je pus voir quel était le papier qu’il était allé chercher dans le bureau. Je constatai à ma grande surprise que ce papier n’avait aucune importance ; ce n’était que la copie des questions et réponses composant la singulière et vieille pratique appelée « le Rituel des Musgraves » ; le rituel réglait la cérémonie, toute spéciale à notre famille, à laquelle, depuis des siècles, doit assister chaque Musgrave le jour de sa majorité ; c’est une chose qui n’a d’intérêt que pour la famille et les archéologues, au même chef que nos blasons et nos armoiries ; au point de vue pratique ce document n’a aucune utilité.

« — Si vous le permettez, dis-je, nous reparlerons de ce document plus tard.

« — Si vous le croyez réellement nécessaire, répondit-il avec quelque hésitation. Je continue donc mon récit : je refermai le bureau, me servant pour cela de la clé que Brunton avait laissée, et je me préparais à m’en aller lorsque, à ma grande surprise, je me trouvai nez à nez avec Brunton, revenu sur ses pas, sans que je m’en fusse aperçu.

« — Monsieur, monsieur Musgrave, s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion, je ne puis supporter une telle disgrâce. J’ai toujours été fier, plus fier que ne le comporte ma situation, et cette humiliation me tuerait. Mon sang criera vengeance contre vous, oui, contre vous, si vous me réduisez au désespoir ! Si vous ne voulez plus de mes services, après ce qui s’est passé, eh bien ! pour l’amour de Dieu, laissez-moi vous donner congé de moi-même et rester chez vous encore un mois, afin que je sois censé vous quitter de mon plein gré. Dans ces conditions j’accepte, mais je me refuse à être jeté dehors ; je suis trop connu ici.

« — Vous ne méritez guère d’égards, Brunton, lui répondis-je. Votre conduite a été indigne. Cependant, comme vous êtes depuis de longues années dans la maison, je ne veux pas vous infliger une disgrâce publique. Vous accorder un mois, c’est trop. Arrangez-vous pour quitter Hurlstone dans les huit jours et invoquez tel motif de départ qu’il vous plaira.

« — Une semaine seulement, monsieur ? s’écria-t-il sur un ton de désespoir. Donnez-moi quinze jours, je vous en prie, quinze jours au moins.

« — Une semaine, c’est tout, je vous le répète, et vous pouvez vous vanter d’avoir été traité avec beaucoup de ménagements.

« Il sortit lentement, la tête penchée sur la poitrine comme un homme accablé, tandis que j’éteignais la bougie et entrais chez moi.

« Les deux jours qui suivirent cet incident, Brunton fut des plus assidus et attentif dans son service. Je ne fis aucune allusion à ce qui s’était passé, et je me demandais avec curiosité comment il s’arrangerait pour cacher sa disgrâce. Le troisième jour, dans la matinée, il ne vint pas, comme d’habitude après le déjeuner, prendre mes ordres pour la journée. En quittant la salle à manger, je rencontrai Rachel Howells, la fille de chambre. Je vous ai dit qu’elle relevait à peine de maladie, elle était encore très pâle, et je lui fis des reproches de ne pas se soigner.

« — Vous devriez être couchée, lui dis-je. Vous reprendrez votre service, lorsque vous vous sentirez plus forte.

« Elle me regarda avec une impression si étrange que je me demandai si elle avait bien toute sa raison.

« — Je me sens assez forte, monsieur Musgrave, dit-elle.

« — Nous verrons ce que dira le docteur, répondis-je. Pour le moment, faites-moi le plaisir de cesser tout travail, et, lorsque vous descendrez à l’office, dites donc à Brunton que je désire le voir.

« — Le maître d’hôtel est parti, monsieur, dit-elle.

« — Parti, et pour où ?

« — II est parti, personne ne l’a vu. Il n’est pas dans sa chambre ; oh ! oui, il est parti — il est parti !

« Elle s’affaissa contre le mur, secouée par un rire convulsif ; terrifié par cette attaque de nerfs subite, je courus à la sonnette pour appeler du secours. On emporta la jeune fille dans sa chambre, au milieu de ses cris et de ses pleurs, tandis que je m’informais de ce qu’était devenu Brunton. Sans aucun doute, il avait disparu. Son lit n’était pas défait et personne ne l’avait vu depuis qu’il était monté dans sa chambre, la veille au soir, et cependant, il avait quitté la maison, bien que les portes et les fenêtres eussent été trouvées fermées le matin. Ses vêtements, sa montre, et même son argent, on les retrouva dans sa chambre ; seul, l’habit noir qu’il portait habituellement n’y était pas, ses pantoufles non plus. En revanche, ses bottines se trouvaient à leur place habituelle.

« Où donc pouvait être allé Brunton, et qu’était-il devenu ?

« Naturellement, on fouilla la maison et les communs, on ne trouva pas trace du fugitif. Comme je vous l’ai dit, cette demeure est un vrai labyrinthe, surtout cette partie de l’ancien bâtiment qui est maintenant inhabitée ; nous eûmes beau explorer les coins et recoins des greniers, nous ne découvrîmes pas le moindre vestige de l’homme que nous cherchions. Il me paraissait invraisemblable qu’il ait pu partir, en laissant tout ce qu’il possédait ; mais enfin, où était-il ? Je fis venir la police de l’endroit sans aucun succès. Il avait plu la nuit précédente ; nous parcourûmes les prés et les chemins autour de la maison sans trouver aucune trace de pas. Les choses en étaient là, lorsqu’un nouvel incident nous fit oublier momentanément la disparition du maître d’hôtel.

« Pendant deux jours, Rachel avait été si sérieusement atteinte de délire et de crises de nerfs qu’il avait fallu mettre auprès d’elle une garde-malade. La troisième nuit qui suivit la disparition de Brunton, la garde, voyant que sa malade reposait tranquillement avait fait un somme dans son fauteuil ; lorsqu’elle ouvrit les yeux à la pointe du jour, elle trouva le lit vide, la fenêtre ouverte et sa malade disparue. On me réveilla aussitôt : accompagné des deux valets de pied, nous partîmes, séance tenante, à la recherche de la jeune fille. Il ne fut pas difficile de découvrir la direction qu’elle avait prise, car, en dessous de sa fenêtre, nous trouvâmes des pas qui nous mirent sur sa piste à travers la pelouse et jusqu’au bord du lac ; là, ces pas s’égaraient près de l’allée de gravier qui mène au bout du parc. Le lac, à cet endroit, a huit pieds de profondeur, et vous pouvez imaginer notre terreur en voyant que la piste de la pauvre insensée s’arrêtait net au bord de l’eau. Notre première action fut de nous servir de la drague pour essayer de découvrir le corps ; peine perdue, nous n’en trouvâmes pas trace. Par contre, nous avons amené à la surface un objet qu’on ne se serait guère attendu à trouver là. C’était un sac de toile contenant une quantité de débris de métal souillé et terni, et plusieursfragments de cailloux ou de verre de couleur sombre. Cette singulière trouvaille fut tout ce que nous rendit l’étang ; nous n’étions pas plus avancés qu’après nos recherches et notre enquête de la veille ; depuis, nous n’avons plus entendu parler ni de Rachel Howells, ni de Richard Brunton. La police locale ne sait plus de quel côté diriger ses recherches ; bref, de guerre lasse, je suis venu vous consulter, en dernier ressort. »

— Vous pensez, Watson, avec quel intérêt j’écoutai cet extraordinaire récit ; je tenais avant tout à coordonner ces faits, de manière à en former une trame propice à mon travail d’investigations.

« Le maître d’hôtel avait disparu ; la jeune fille aussi. Celle-ci avait aimé le maître d’hôtel ; son amour s’était ensuite transformé en aversion. À noter, aussi, que la jeune fille était une Galloise violente et passionnée. Elle avait manifesté une agitation bizarre après sa disparition ; elle avait jeté dans le lac un sac contenant des objets étranges.

« Tous ces facteurs avaient bien leur importance, mais cependant aucun ne constituait le fond même de l’affaire. Quel était le point de départ de cette série d’événements ? C’est ce qu’il me fallait trouver.

« — Musgrave, dis-je. Il faut que je voie ce papier, que le maître d’hôtel consultait le soir, en cachette, au risque de perdre sa place.

« — Ce rituel contient un tissu d’insanités, répondit-il, dont la seule excuse réside dans leur caractère d’antiquité. J’ai là une copie des questions et des réponses ; voulez-vous y jeter un coup d’œil ?

« Il me tendit le papier même que vous avez là sous vos yeux, Watson, et voici quel était l’étrange catéchisme auquel devait se soumettre tout Musgrave, à sa majorité. Je vais vous en lire textuellement les demandes et les réponses :

 

D. — À qui cela appartient-il ?

R. — À celui qui est parti.

D. — À qui cela appartiendra-t-il ?

R. — À celui qui doit venir.

D. — En quel mois était-ce ?

R. — Le sixième après le premier.

D. — Où était le soleil ?

R. — Sur le chêne.

D. — Où était l’ombre ?

R. — Sous l’orme.

D. — Comment la mesurez-vous ?

R. — Dix et dix vers le nord, cinq et cinq vers l’est, deux et deux vers le sud, un et un vers l’ouest et au-dessous.

D. — Que donnerons-nous pour cela ?

R. — Tout ce qui nous appartient.

D. — Et pourquoi ?

R. — Parce que cela nous a été confié.

« L’original ne porte pas de date, mais son orthographe est à peu près celle du milieu du xviie siècle, fit remarquer Musgrave. Je crains toutefois que ceci ne nous aide guère à résoudre le problème.

« — Dans tous les cas, dis-je, cela nous révèle un autre mystère encore plus intéressant que le premier. Il se peut que la solution de l’un soit la solution de l’autre. Vous ne m’en voudrez pas, Musgrave, si je vous dis que votre maître d’hôtel me fait l’effet d’être un homme très habile, et d’avoir montré plus de clairvoyance que dix générations de ses maîtres.

« — Je ne vous comprends pas, dit Musgrave. Ce papier me semble n’avoir aucune utilité pratique.

« — À moi, il semble, au contraire, d’une importance capitale et je pense que Brunton était aussi de cet avis. Il avait probablement eu entre les mains ce papier bien avant la nuit où vous l’avez surpris.

« — C’est très possible. Nous n’avons jamais cherché d’ailleurs à dissimuler ce document.

« — Je suppose que Brunton voulait seulement ce soir-là se rafraîchir la mémoire. J’ai cru comprendre qu’il avait devant lui une sorte de carte qu’il comparait avec le manuscrit et qu’il mit dans sa poche lorsque vous êtes arrivé ?

« — C’est exact. Mais que voulait-il faire avec cette vieille rengaine de famille ? Que signifie d’après vous cette étrange litanie ?

« — Je ne pense pas que ce soit bien difficile à déterminer, dis-je. Avec votre permission nous prendrons le premier train, allant dans la direction du Sussex, et nous examinerons la chose de de plus près lorsque nous serons sur les lieux. »

« Le même jour nous arrivions à Hurlstone. Vous avez dû voir des gravures et lire des descriptions de cette célèbre et ancienne demeure ; je me bornerai donc à vous dire qu’elle est construite en forme d’L ; l’aile la plus allongée est de construction plus récente ; la plus courte forme le noyau qui a donné naissance à l’autre. Au-dessus de l’épais linteau qui soutient la porte basse, placée au centre de ce même bâtiment, est gravée la date de 1607 ; mais les experts s’accordent à dire que la maçonnerie et la charpente sont en réalité beaucoup plus anciennes. La grande épaisseur des murs, l’exiguïté des fenêtres avaient poussé la famille, au siècle dernier, à construire un nouveau bâtiment, et l’ancien sert maintenant de garde-meuble et de pièces de débarras.

« Un superbe parc avec des arbres de toute beauté s’étend autour de la maison ; et le lac dont avait parlé mon client est situé tout près de l’avenue, à deux cents mètres de l’habitation.

« J’étais déjà convaincu, mon cher Watson, qu’il n’y avait pas dans cette affaire trois mystères distincts, mais un seul et unique problème à résoudre, et que, si je savais lire avec profit le rituel des Musgraves, je tiendrais bientôt la clé de l’énigme et serais fixé sur le sort du maître d’hôtel Brunton et de la jeune Howells. C’est donc sur ce point que je concentrai mes facultés. Pourquoi ce serviteur aurait-il été anxieux d’apprendre cette vieille formule ? Évidemment, parce que dans sa perspicacité il y découvrait une chose qui avait échappé à toutes ces générations de braves gentilshommes campagnards et qu’il espérait bien tirer quelque avantage personnel de cette découverte.

« Qu’était-ce donc ? et quelle influence cela avait-il pu avoir sur sa destinée ?

« Je comprenais parfaitement, en lisant le rituel, que ces indications de mesures devaient se rapporter à un point déterminé, auquel le reste du document faisait allusion ; si donc je pouvais trouver ce point, nous avions bien des chances de découvrir le secret que les Musgrave avaient jugé à propos d’envelopper de ces précautions bizarres.

« Nous avions deux points de départ ; un chêne et un orme. Le chêne était bien en évidence, on ne pouvait s’y tromper. Il s’élevait devant la maison, à gauche de l’avenue ; c’était un patriarche au milieu des autres et l’un des plus beaux arbres que j’aie vus de ma vie.

« — Cet arbre existait-il lorsque votre rituel a été composé ? demandai-je au jeune homme en passant auprès.

« — Il existait très probablement à l’époque de la conquête normande, répondit-il. Il a vingt-trois pieds de circonférence. »

« J’étais fixé sur un point capital.

« — Avez-vous de vieux ormes ? demandai-je ?

« — Il y en avait un très vieux là-bas, mais il a été frappé par la foudre, il y a une dizaine d’années, et nous avons fait abattre le tronc.

« — Vous en connaissez l’emplacement ?

« — Oh ! fort bien.

« — Il n’y a pas d’autres ormes ?

« — Pas de vieux, mais beaucoup de hêtres.

« — Je voudrais voir où était l’orme dont vous venez de me parler. »

« Mon ami, aussitôt, sans me laisser entrer dans la maison, dirigea son tilbury vers l’endroit de la pelouse où avait été l’orme. C’était à peu près à moitié chemin entre le chêne et la maison. Mon investigation se poursuivait avec succès.

« — Je suppose qu’il est impossible de savoir la hauteur qu’avait l’orme ? demandai-je.

« — Je puis vous la dire tout de suite : soixante-quatre pieds.

« — Comment savez-vous donc cela ? demandai-je, étonné ?

« — Lorsque mon vieux précepteur me donnait un problème de trigonométrie, c’était toujours sur une même mesure de hauteur ; aussi tout gamin, ai-je calculé la hauteur de tous les arbres et de toutes les constructions du domaine.

« Pour moi, cette révélation valait son pesant d’or ; et j’avais déjà plus de données que je n’aurais osé l’espérer.

« — Dites-moi, votre maître d’hôtel ne vous a-t-il jamais posé cette question ?

« Reginald Musgrave me regarda étonné !

« — Maintenant que vous m’en parlez, je me souviens que Brunton m’a en effet demandé la hauteur de l’arbre, il y a environ trois mois, à la suite d’une discussion qu’il avait eue avec le groom. »

« C’était pour moi, comme bien vous pensez, Watson, un point capital et la preuve absolue que je marchais sur la bonne piste. Je regardai le soleil. Il était bas sur l’horizon, et je calculai que dans moins d’une heure il serait au-dessus de la cime du vieux chêne ; ainsi se trouverait remplie l’une des conditions mentionnées dans le rituel. L’ombre de l’orme, à mon avis, ne pouvait être que l’endroit où la ligne de l’ombre s’arrête, sans quoi on aurait choisi pour point de départ le tronc lui-même. Il me restait donc à trouver où devait s’arrêter l’ombre de l’orme, au moment où le soleil rasait le sommet du chêne ; le point, de prime abord, semblait difficile à déterminer, puisque l’orme n’existait plus.

« Il est certain pourtant que si Brunton avait été capable de le trouver, je pouvais bien escompter autant d’adresse de ma part et, somme toute, le problème n’était guère compliqué. Je suivis Musgrave dans son bureau, et me taillai cette fiche de bois à laquelle j’attachai la longue corde que vous voyez, en faisant un nœud à chaque mètre. Je pris ensuite deux morceaux de canne à pêche, qui, ajustés bout à bout, formaient une longueur exacte de six pieds, puis je retournai avec mon ami, là où avait été planté l’orme.

« Le soleil effleurait précisément la cime du chêne. J’emmanchai la canne à pêche, je pris la direction de l’ombre et la mesurai. Elle avait neuf pieds.

« Dès lors le calcul devenait des plus simples. Si une canne de 6 pieds projetait une ombre de 9 pieds, un arbre de 64 pieds en projetterait une de 96, et la direction des deux ombres serait forcément la même dans les deux cas. Je mesurai ces 96 pieds qui m’amenèrent tout contre le mur de la maison et posai une fiche dans le sol à cet endroit. Vous imaginez ma joie, Watson, lorsqu’à moins de deux pouces de ma fiche j’aperçus dans le sol une dépression conique. Je ne doutai pas un instant que je me trouvais en face de la marque faite par Brunton : infailliblement je devais être sur sa piste.

« De ce point initial, je comptai mes pas, après m’être assuré de la direction au moyen de ma boussole de poche.

« En comptant dix pas, je me déplaçai parallèlement à la maison et marquai de nouveau avec un piquet le point que j’avais atteint. Puis, je marchai attentivement cinq pas à l’est et deux au sud, ce qui me plaça au seuil même de la vieille porte. Les deux pas que je devais alors faire vers l’ouest me conduisaient fatalement dans le passage dallé ; c’était là que j’allais trouver le fameux point énigmatique indiqué par le rituel.

« Jamais, mon cher Watson, je ne me sentis plus désappointé qu’à ce moment. Je crus même à une erreur complète de mes calculs. Le soleil couchant éclairait en plein le dallage et je constatai, hélas ! que les vieilles pierres grises et usées étaient bien solidement cimentées, et qu’elles n’avaient certainement pas été déplacées depuis de longues années. Brunton n’avait certainement rien remué par là. Je frappai le sol ; il rendait partout le même son, sans laisser soupçonner la moindre trace de fente ou de crevasse. Mais heureusement Musgrave, qui avait fini par s’intéresser à mes recherches pendant cet arpentage compliqué, et qui était au fond aussi anxieux que moi, tira son manuscrit de sa poché pour vérifier mes calculs.

« — Et au-dessous ! s’écria-t-il, vous avez omis les mots : « Et au-dessous ».

« J’avais cru que cela indiquait un trou à creuser, mais je me rendais bien compte maintenant de mon erreur.

« Il y a donc une cave en dessous de nous ? m’écriai-je.

« — Oui et aussi ancienne que la maison ; de ce côté, par cette porte.

« Nous descendîmes un escalier tournant en pierre, et mon compagnon nous éclaira à l’aide d’une lanterne qu’il prit, en passant, sur un baril. Nous pûmes aussitôt nous convaincre que nous avions atteint notre but et les traces que nous trouvâmes nous prouvèrent que nous n’étions pas les seuls à avoir exploré ce coin.

« Cette cave servait de magasin à bois, mais les bûches qui gisaient auparavant éparses sur le sol étaient mises en piles sur les côtés, de manière à laisser un espace libre au milieu. Dans cet espace se trouvait une large et lourde dalle avec un anneau rouillé dans lequel était passé un gros cache-nez quadrillé.

« — Ma parole, c’est le cache-nez de Brunton, s’écria mon client. Je le lui ai vu, j’en jurerais. Que diable venait faire ici cet animal ?

« Sur ma demande, deux agents de la police du comté furent appelés comme témoins et je tentai alors, à l’aide du cache-nez, de soulever la dalle. Mais tous mes efforts aboutirent à peine à la remuer imperceptiblement, et je ne pus l’enlever qu’avec l’aide des deux agents de police. Un trou noir s’ouvrait devant nous ; nous y plongeâmes le regard, tandis que Musgrave, agenouillé près de nous, cherchait à éclairer l’orifice de sa lanterne.

« Nous vîmes alors une pièce d’environ 7 pieds de profondeur sur 4 pieds carrés. Sur un des côtés, se trouvait une caisse plate en bois, cerclée de cuivre, dont le couvercle était ouvert ; cette vieille clef ciselée que vous voyez était engagée dans la serrure. La caisse était recouverte d’une épaisse couche de poussière ; la moisissure et les vers avaient si bien rongé le bois qu’une multitude de champignons incolores poussait à l’intérieur. Quelques pièces de métal, probablement de vieille monnaie, comme celle-ci, étaient disséminées au fond ; le coffre ne contenait rien d’autre.

« Une masse noire située à côté de la caisse frappa immédiatement nos regards ; nous venions de distinguer le corps d’un homme, vêtu de noir, accroupi, et le front penché sur le bord de la caisse ; ses bras ouverts entouraient le couvercle. Cette position anormale avait congestionné son visage qui, sous l’effet d’un afflux de sang, était devenu méconnaissable ; mais sa taille, ses vêtements et sa chevelure nous révélèrent immédiatement le cadavre du maître d’hôtel, dès que nous eûmes remonté le corps à la lumière du jour. Il était mort depuis plusieurs jours ; sur son corps aucune trace de blessure ou de contusion pouvant indiquer comment il avait trouvé la mort.

« Son cadavre, une fois retiré de la cave, le problème restait toujours aussi insoluble, et je dois avouer, Watson, que j’éprouvai à ce moment une grosse déception. Je m’imaginais en effet avoir éclairci le mystère en découvrant l’endroit indiqué dans le rituel ; et pourtant je me trouvais tout aussi peu renseigné qu’au début, sur ce que la famille avait bien pu cacher avec tant de précautions. Nous étions fixés, il est vrai, sur le sort de Brunton ; mais il nous restait encore à déterminer comment il avait trouvé la mort, et quel rôle avait joué dans tout ceci la femme qui comme lui, avait disparu. Je m’assis sur un baril dans un coin et m’absorbai dans mes réflexions,

« Vous connaissez ma méthode en pareil cas ; je cherche à me mettre dans la peau de l’individu, de façon à passer par toutes les vicissitudes qu’il a dû traverser ; je me demande alors comment j’aurais agi moi-même si j’avais été placé dans les mêmes circonstances. Dans le cas présent, étant donnée l’intelligence vraiment très remarquable de Brunton, la question devait se résoudre plus facilement à l’aide de ce simple raisonnement : Brunton sait qu’un objet de grande valeur a été enfoui, et il en a découvert la cachette. Mais la pierre qu’il s’agit de soulever est trop lourde pour un homme seul. Que fait-il alors ? Il ne peut chercher aucun secours du dehors, même en s’adressant à quelqu’un de confiance, car il faudrait débarrer les portes et courir le risque presque certain d’être découvert. Il cherche donc un complice dans la maison : lequel ? Cette jeune servante lui a été très attachée. Un homme s’imagine difficilement qu’il n’est plus aimé d’une femme même quand il a eu des torts sérieux vis-à-vis d’elle. Il paraît donc naturel qu’il essaye de faire la paix avec la jeune Howells ; quelques présents, une attention délicate lui permettront de s’assurer son concours. La nuit venue, il descend avec elle dans la cave, et à eux deux ils soulèvent la pierre. Jusque-là je suis leur manœuvre comme si j’y étais.

« Cependant, même à deux, surtout l’un de ces deux, étant une femme, ils pouvaient difficilement enlever la dalle. Un gros gaillard d’agent de police et moi avions toutes les peines du monde à y arriver. Que font-ils alors ? Ce que j’aurais imaginé moi-même à leur place.

« Arrivé à ce point de mes déductions, je me levai et examinai soigneusement les bûches éparses sur le sol ; il ne me fallut qu’un instant pour tomber sur ce que je cherchais. L’une d’elles, d’environ trois pieds de long, avait à un bout une profonde échancrure, tandis que plusieurs autres étaient aplaties sur les côtés comme si elles avaient été déformées sous la pression d’un poids considérable. Évidemment, au fur et à mesure qu’ils soulevaient la pierre, ils avaient intercalé les pièces de bois dans l’ouverture jusqu’à ce qu’enfin l’espace fût assez grand pour leur permettre d’y passer eux-mêmes ; à ce moment-là ils avaient maintenu l’écartement de la dalle au moyen d’une bûche de champ ; l’échancrure remarquée à l’extrémité inférieure de cette bûche provenait du poids de la dalle qui l’avait comprimée contre le rebord de l’ouverture. Jusque-là mon raisonnement marchait très bien.

« Mais maintenant il s’agissait de reconstituer ce drame nocturne. Il est bien certain que Brunton seul avait dû descendre dans le trou ; la jeune fille l’attendait probablement à l’orifice. Brunton vraisemblablement avait ouvert la caisse et passé à sa complice le contenu du coffre, puisque ce dernier était vide. Après cela, qu’arrivat-il ? ? ?

« La vengeance qui couvait au fond de l’âme de cette femme ardente prit le caractère d’une passion irrésistible, lorsque la jeune fille vit en son pouvoir l’homme qui l’avait trompée indignement. (Il nous est permis de supposer qu’il avait gravement abusé d’elle.)

« Est-ce par hasard que la bûche a glissé et que la pierre en retombant a enfermé Brunton dans ce trou obscur, devenu son sépulcre ? Et faut-il seulement reprocher à la jeune fille d’avoir gardé le silence autour de cet accident, sans chercher à délivrer ce malheureux ? Ou bien plutôt a-t-elle de sa propre main retiré le support pour faire retomber la dalle ? On pouvait s’arrêter à ces deux hypothèses, mais je ne sais pourquoi, il me semblait voir cette femme saisir avidement sa riche trouvaille, et s’enfuir dans l’escalier pour échapper aux cris étouffés qu’elle entendait derrière elle, et aux coups désespérés que frappait son perfide amant contre cette dalle qui venait à tout jamais de se refermer sur lui.

« Ce serait là l’explication de ce visage hagard et défait, de cette surexcitation, de ces éclats de rire d’hystérique, remarqués le lendemain matin. Mais que pouvait bien contenir la caisse ? Et qu’avait fait la jeune femme de sa trouvaille ? Elle l’avait bien vite jetée dans l’étang pour faire disparaître toute trace du crime ; de là provenaient sûrement les morceaux de métal et les pièces de monnaie que mon client avait retirés avec la drague.

« J’étais resté vingt minutes immobile, à réfléchir à tout cela, tandis que Musgrave, toujours debout et très pâle, balançait la lanterne au-dessus du trou.

« — Ces pièces sont à l’effigie de Charles Ier, dit-il, en me montrant celles qui avaient été laissées dans la caisse. Vous voyez que nous ne nous étions pas trompés en attribuant cette date au rituel.

« — Nous retrouverons peut-être encore autre chose datant de Charles Ier, m’écriai-je, car le sens des deux premières questions du rituel venait de m’apparaître très clairement. Montrez-moi le contenu du sac que vous avez péché dans l’étang ?

« Nous montâmes dans son bureau et il étala les débris devant moi. Je conçois qu’il les ait regardés comme une quantité négligeable, car le métal était presque noir, et les pierres complètement grises et ternies. J’en frottai une sur ma manche. Aussitôt elle brilla d’un vif éclat. La monture, qui avait affecté la forme d’un cercle double, était actuellement tordue et déformée.

« — N’oubliez pas, dis-je, que le parti royaliste a subsisté en Angleterre même après la mort du roi, et que lorsque les membres de ce parti se décidèrent à la fuite, ils abandonnèrent beaucoup d’objets précieux, avec l’intention de revenir les chercher, lorsque les temps seraient moins troublés.

« — L’un de mes ancêtres, sir Ralph Musgrave, était, me dit mon ami, un Cavalier célèbre et Charles II, dans sa vie errante, se servait de lui comme de son bras droit.

« — Ah ! vraiment, répondis-je. Eh bien ! je crois que nous avons éclairci le dernier point obscur. Et je dois vous féliciter d’être entré en possession (un peu tragiquement peut-être) d’une relique qui a une grande valeur intrinsèque, mais dont l’intérêt, au point de vue historique, est inappréciable.

« — Que représente donc cette relique ? demanda-t-il surpris.

« — Rien moins que l’antique couronne des rois d’Angleterre !

« — La couronne ?…

« — Oui, parfaitement. Reportez-vous au rituel. Que dit-il. « À qui cela appartient-il ? — À celui qui est parti ». Or, ceci se passait après l’exécution de Charles Ier, puis : « À qui cela appartiendra-t-il ? — À celui qui viendra. » Charles II, dont on prévoyait l’avènement, me paraît tout désigné par cette réponse. Je crois qu’il n’est plus douteux que ce diadème, informe et tordu, ait orné autrefois le front royal des Stuarts.

« — Et comment s’est-il retrouvé au fond de l’étang ? demandai-je.

« — Ah ! ceci est une question à laquelle il me faut quelque temps réfléchir.

« Après une pause sérieuse je me mis en devoir d’exposer la longue suite de déductions et de rapprochements qui avaient déterminé ma conviction.

« Mon récit dura jusqu’à la nuit, une nuit splendide, idéalement éclairée par une lune très pure.

« — Comment se fait-il alors, que Charles n’ait pas repris sa couronne à son retour ? demanda Musgrave, en remettant la relique dans son sac de toile.

« — Vous posez là le doigt sur le seul point que nous n’arriverons sans doute jamais à éclaircir. Il est probable que le Musgrave qui détenait ce secret mourut dans l’intervalle et négligea en léguant ce guide à son descendant, de lui en faire connaître la clef. À partir de ce moment, et jusqu’à maintenant, le rituel fut transmis de père en fils, jusqu’à ce qu’il tombât entre les mains d’un homme capable d’en découvrir le secret ; cet homme a d’ailleurs payé de sa vie le prix de sa trouvaille. »

Telle est, Watson, l’histoire du « Rituel des Musgraves. » Ils possèdent la fameuse couronne à Hurlstone ; mais la justice a cru devoir se mêler de l’affaire et pour conserver cette relique les Musgraves ont été obligés de payer une somme très ronde.

Je suis sûr que si vous vous recommandiez de moi, on se ferait un plaisir de vous montrer cette couronne.

Quant à la femme, on n’en a jamais plus entendu parler ; il est très probable qu’elle a réussi à quitter l’Angleterre et à gagner un pays lointain où elle vit tant bien que mal, la conscience oppressée par le poids de ce crime impuni.

Source : Souvenirs de Sherlock Holmes. Traduction par Jeanne de Polignac. Renaissance du livre, 1918.

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