UN MALHEUREUX

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Je me rappelle plus le nom du poète qui proclama : « Ah ! c’est une noble tâche que de secourir son prochain ! » Mais comme il avait raison !

Les formes de la charité sont multiples, comme les formes de la misère humaine. L’une des plus agréables est celle qui consiste à faire du bien autour de soi sans qu’il vous en coûte une obole, un penny, un rouge liard.

Et cela n’est pas un des moindres bénéfices de notre noble métier de chroniqueur que de pouvoir intéresser notre ami le public aux consternantes infortunes qui émaillent notre triste époque, et cela sans bourse délier. Au contraire, même, c’est de la copie toute faite. Car (à quoi bon le nier ?) nous vivons dans une bien singulière époque. O tempora ! O mores ! (et ses amis).

C’est ainsi que, ce matin même, j’ai reçu une lettre qui m’a fendu le cœur comme du bois à brûler.

Le pauvre garçon qui m’a écrit cette désolée missive me donne des détails à peine croyables et qui vous inculquent une jolie idée de la société dans laquelle nous sommes forcés de vivre.

Il n’a pas 28 ans. Ancien inspecteur de la Compagnie générale d’assurances contre les notaires du Sud de la France, il se trouve actuellement sans autres ressources qu’une misérable pension mensuelle de vingt-cinq louis que lui accorde son père, un ancien filateur du Nord retiré des affaires.

Malheureusement, il n’est pas seul.

Sa compagne, une jeune femme qu’il a épousée à la face de la nature, sans passer par les indécentes formalités de la mairie et de l’église, lui a donné un bébé de vingt mois. (C’est-à-dire que le bébé a maintenant vingt mois, mais, quand il est né, il n’était pas plus vieux que les autres enfants du même âge.)

Et tout ce petit monde grouille dans un appartement de 1,800 fr. (sans les impositions), dénué de tout ce qui fait le charme dans la vie.

N’insistons pas, dites. C’est trop triste.

Et que demande le pauvre garçon ? De l’argent ? Oh ! que non pas !

Une occupation quelconque en rapport avec ses aptitudes.

Ce n’est pas les idées qui lui manquent. Écoutez-le plutôt, et s’il se trouve des commanditaires parmi les lecteurs, qu’ils soient bien convaincus que, du même coup, ils feraient une bonne action et une excellente affaire.

« … Que diriez-vous, par exemple, d’organiser une tournée de Sa Sainteté le Pape Léon XIII en Europe et en Amérique ? Le Souverain Pontife doit être de son époque comme tout le monde. Quelle popularité ne gagnerait-il pas à se faire voir un peu partout ! etc., etc. »

Suit le développement du projet, organisation de la tournée, itinéraire, tant pour cent à l’imprésario, tant pour cent au Denier de Saint-Pierre, etc.

Il y a là une excellente idée à creuser, et de l’or à ramasser comme avec une pelle.

Et l’infortuné jeune homme termine sa lettre ainsi :

« Au cas où mon idée ne rencontrerait pas d’amateurs, ne pourriez-vous pas, par vos relations, me procurer une place d’interprète dans une famille belge qui passerait l’hiver dans le Midi ? Il faudrait, bien entendu, que ces gens ne parlassent ni le patois wallon que j’ignore ni le flamand auquel je ne comprends goutte. »

J’ai la ferme espérance que l’appel suprême de ce Désespéré ne rencontrera pas que des oreilles de granit.

La parole est aux commanditaires ou aux Belges.

Source : Alphonse Allais. Pas de bile ! Flammarion, 1893.

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