POSTHUME

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J’allais régulièrement tous les soirs, à cette époque, dans un petit café de la rue de Rennes, où je rencontrais une dizaine de camarades, étudiants ou artistes. Parmi ces derniers, un grand jeune garçon, sculpteur, très doux, même un peu naïf. On l’appelait, je n’ai jamais su pourquoi, le Raffineur.

Au bal Tonnelier, le Raffineur, un soir, leva une toute jeune fillette très pâle, dont les grands yeux bruns jetaient parfois d’inquiétantes flambées. Il s’y attacha beaucoup et, dès lors, ne la quitta plus.

Elle s’appelait Lucie.

On ajouta de Lammermoor, qu’un loustic de la bande transforma en la mère Moreau. Le nom lui resta.

Tous les soirs, régulièrement, vers neuf heures, le Raffineur et la mère Moreau arrivaient à la brasserie.

Lui faisait une partie de billard, tandis qu’elle s’installait devant les journaux illustrés, écoutant gravement les compliments qu’on lui faisait sur ses beaux cheveux noirs, sur son exquise peau blanche et sur ses grands yeux bruns.

Vers cette époque, je ne me rappelle pas comment cela arriva, le démon du jeu s’empara de nous. Le poker devint notre seul dieu.

À notre table, au lieu des tranquilles causeries d’antan, retentissaient : Tenu !… Plus cent sous !… Deux paires au roi !… Ça ne vaut pas une quinte à la couleur !

Un soir, le Raffineur vint sans Lucie.

— Et la mère Moreau ? demandait-on en chœur.

— Elle est à Clamart, chez une de ses tantes qui est très malade.

La tante de Clamart nous inspira à tous un doux sourire.

Ce soir-là, le Raffineur gagna ce qu’il voulut. Nous échangions des regards qui signifiaient clairement :

— Quelle veine de cocu !

Mais le Raffineur était si gentil qu’on évitait soigneusement de lui faire de la peine.

Le lendemain, Lucie revint. On s’informa avec une unanimité touchante de la santé de sa tante.

— Un peu mieux, merci. Mais il faudra beaucoup de précautions. D’ailleurs, je retournerai la voir jeudi.

Le jeudi, en effet, le Raffineur arriva seul. Sa veine de l’autre jour lui revint, aussi insolente. Lui-même en était gêné. Il nous disait à chaque instant :

— Vraiment, mes amis, ça m’embête de vous ratisser toute votre galette comme ça.

Pour un peu, il nous l’aurait rendue, notre galette.

Les visites à la tante de Clamart devinrent de plus en plus fréquentes, et toujours coïncidaient à une incroyable veine pour le Raffineur.

Si régulièrement qu’à la fin, quand nous le voyions arriver seul, personne ne voulait plus jouer.

Lui ne s’était jamais aperçu de rien. Il avait une foi inébranlable en sa Lucie.

Un soir, vers minuit, nous le vîmes entrer comme un fou, blême, les cheveux. hérissés.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as ?

— Oh ! si vous saviez… Lucie…

— Mais parle donc !

— Morte… à l’instant… dans mes bras.

Nous nous levâmes tous et l’accompagnâmes chez lui.

C’était vrai. La pauvre petite mère Moreau gisait sur le lit, effrayante de la fixité de ses grands yeux bruns.

On l’enterra le surlendemain.

Le Raffineur faisait peine à voir. À la sortie du cimetière, il nous supplia de ne pas le quitter.

Nous passâmes la soirée ensemble, tâchant de l’étourdir.

À la fermeture de la brasserie, l’idée de rentrer seul chez lui l’épouvanta.

Un de nous en eut pitié et proposa :

— Un petit poker chez moi, ça vous va-t-il ?

Il était deux heures du matin. On se mit à jouer. Toute la nuit, le Raffineur gagna, comme il n’avait jamais gagné, même au plus beau temps de la tante de Clamart. Avec des gestes de somnambule, il ramassait son gain et nous le reprêtait pour entretenir le jeu.

Jusqu’au jour, cette veine se maintint, vertigineuse, folle.

Sans nous communiquer un mot, nous avions tous la même idée : — Cette fois, on ne peut pas dire que c’est Lucie qui le trompe.

Le lendemain, dans la matinée, nous apprîmes que la jeune fille avait été déterrée et violée pendant la nuit.

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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