PAUVRE CÉSARINE !

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Si vous désirez avoir quelques renseignements sur cet Alcide Paquet dont il va être question, je puis vous les donner le plus volontiers du monde.

Alcide Paquet était un gros gars dans les trente-six, trente-sept ans, qui habitait Pont-Audemer, sur la route de Périgueux, trois maisons passé l’octroi.

Physiquement et moralement, Alcide n’offrait rien qui le distinguât des autres mortels, si ce n’est une allure extraordinairement commune et une médiocrité extraordinairement peu commune. 

De son métier, il était représentant d’une grosse maison d’engrais chimiques.

Sur ses vastes hangars s’étalaient, en grosses lettres : Entrepôt de Super-PhosphatesDépôt général des Sels AmmoniacauxSpécialité de Nitrates,Guanos du Pérou, etc., etc.

Alcide vendait aux agriculteurs beaucoup de ces généreuses saloperies, mais sans comprendre la poésie de son métier. Jamais il ne se demanda, inquiet, par quelle mystérieuse élaboration ces produits ridicules devenaient le bon froment qui nourrit les braves gens, la douce luzerne chérie des bestiaux, le colza dont nous tirons l’huile, et les mille petites fleurs jaunes, bleues, roses, mauves, dont s’émaillent nos prairies, et tant joliettes qu’on pleurerait rien qu’à les voir.

Si vous voulez savoir mon avis : Alcide Paquet était une simple brute.

Il habitait la maison désignée plus haut, seul avec une cousine qui lui servait aussi de gouvernante et qu’on appelait mademoiselle Césarine.

Césarine, ayant perdu ses parents toute petite, avait été recueillie par madame Paquet (la mère d’Alcide), laquelle, dans le but charitable de la transformer, pour plus tard, en excellente femme de ménage, en fit, sur le moment, une petite bonne à tout faire.

Pauvre Césarine !

Nature aimante et douce, Césarine accepta ce rôle, le sourire aux lèvres.

— Césarine, disait madame Paquet, quand on n’a pas le sou, il faut s’habituer au travail… Cire les souliers.

Et Césarine cirait les souliers.

— Césarine, reprenait madame Paquet, quand on n’a pas le sou, il faut s’habituer au travail… Rince la vaisselle.

Et Césarine rinçait la vaisselle, toujours le sourire sur les lèvres.

Césarine grandit au milieu de ces occupations domestiques et devint une jeune fille accomplie.

Les années continuèrent à couler, et Césarine, tout doucement, se transforma en vieille fille d’à peu près trente ans.

Mais si charmante encore et si fraîche !

Sa peau surtout, une de ces jolies peaux si délicates qu’on n’ose pas les embrasser, mais qu’on embrasse tout de même !

Pauvre Césarine !

Sur ces entrefaites, — ou sur d’autres entrefaites, je ne saurais préciser, — la mère Paquet mourut et le père Paquet aussi.

Alcide dit à sa cousine :

— Veux-tu rester avec moi ?… Tu seras ma gouvernante.

Césarine répondit oui, avec quel empressement ! car — je peux bien vous le dire, maintenant qu’elle est morte — elle aimait son cousin.

Et même elle l’aimait tout bas, mais furieusement ; sous ses jolis et tranquilles bandeaux plats, Césarine cachait une nature à faire péter tous les pyromètres du Creusot.

Et Alcide — oh, la brute! — qui ne s’apercevait de rien !

Pourvu qu’il vendît beaucoup de chimiques aux paysans, il se trouvait content, et là se bornait son idéal. Pauvre Césarine !

Un soir, Alcide rentra tout guilleret.

— Ma petite Césarine, dit-il en dépliant sa serviette, ça y est !

— Quoi ?… Qu’est-ce qui y est ?

— Je me marie.

Césarine fit simplement: Ah ! mais le rose de ses joues s’en alla tout de suite.

Un grand coup l’avait heurtée au cœur, et ses paupières battaient.

Elle crut qu’elle allait défaillir.

Pourtant, elle eut la force de demander :

— Et… avec qui ?

— Devine.

— Avec Aline Leproult, peut-être ?

— Non.

— Avec Jeanne Beaudon, peut-être ?

— Juste !

Ce soir-là, Césarine ne dîna pas, et Alcide — quelle brute, décidément ! — ne s’aperçut de rien.

Pauvre Césarine !

La veille du mariage, le dernier jour où Alcide dînait en célibataire, la cuisine de Césarine sentait joliment bon.

— Oh ! remarqua Alcide, tu veux me donner des regrets, Césarine !

Ce qui sentait si bon, c’était un petit plat, préparé à la poêle, sur un feu de bois (Césarine eut toujours le mépris du gaz et de tous vos modernes fourneaux.)

Il y avait des oignons frits, du thym et de tout !

Le persil, un persil fraîchement cueilli et haché menu, faisait de ce mets comme un paysage succulent, aromatique et fumant.

C’était une viande à la fois ferme et tendre.

Pas du bœuf, pas du veau, pas du mouton. Alors, quoi ?

Ce n’était pas du cochon, non plus.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandait Alcide. Qu’est-ce que ça peut bien être que ça ?

— Est-ce bon ? répondait simplement Césarine.

— Jamais, tu m’entends bien, ma petite Césarine, jamais, je n’ai rien mangé d’aussi exquis.

— Alors, c’est le principal.

— Tu ne veux pas me dire ce que c’est ?

— Y tiens-tu beaucoup ?

— Oui.

— Eh bien !…

Césarine dégrafa brusquement son corsage, elle écarta sa chemise, et sous le sein gauche — une merveille de sein gauche ! — Alcide put voir une plaie qui béait là, cruciale, sanglante.

En même temps, Césarine tombait raide morte sur le carreau.

Elle ne se releva que pour dire, en anglais, d’une voix éteinte :

— C’est mon cœur que tu viens de manger !

Pauvre Césarine !

Source : Alphonse Allais. Pas de bile ! Flammarion, 1893.

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