MAM’ZELLE MISS

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L’aînée des trois, Miss Grâce, était une grosse fille commune comme le sont les Anglaises quand elles se mettent à être communes.

La petite Lily, plus jeune, faisait un effet comique avec ses cheveux flamboyants, mais flamboyants comme le sont les cheveux des Anglaises quand ils se mettent à être flamboyants.

Celle que j’aimais par-dessus tout le reste, c’était la moyenne, Miss Emily, que j’appelais, pour m’amuser, Mam’zelle Miss.

À cette époque-là, Miss Emily pouvait avoir dans les quinze ans, mais elle avait quinze ans comme ont les Anglaises quand elles se mettent à avoir quinze ans.

Elle allait à la même pension que mes cousines, et il arrivait souvent que, le soir, j’accompagnais les fillettes.

Au moment de se séparer, elles s’embrassaient. Moi, de l’air le plus innocent, je faisais semblant d’être de la tournée, et j’embrassais tout ce joli petit monde-là.

Mam’zelle Miss se laissait gentiment faire, bien que je fusse déjà un grand garçon. Et je me souviens que la place de mes baisers apparaissait toute rouge sur ses joues, tant sa peau rose était délicate et fine.

Des fois je la pressais un peu trop, alors elle me faisait de gentils reproches, des reproches où son « britishisme » natif mettait comme un gazouillis d’oiseau.

Pour peu qu’elle rît, sa lèvre supérieure se retroussait et laissait apercevoir la nacre humide de ses affriolantes quenottes.

C’étaient surtout ses cheveux que j’aimais, des cheveux fins comme un cheveu et d’un or si pâle qu’on croyait rêver.

Leur père, un fort joli homme, joli comme le sont les Anglais quand ils se mettent à être jolis, adorait ces trois petites et remplaçait, à force de tendresses, la mère morte depuis longtemps.

 

Quand je partis pour Paris, j’eus, à travers la peine de quitter mon pays et mes parents, un grand serrement de cœur en pensant que je n’allais plus voir Mam’zelle Miss, et je ne l’oubliai jamais.

À mes premières vacances, je n’eus rien de plus pressé que de m’informer de ma petite amie.

Hélas ! que de changements dans la famille !

Le père mort noyé dans une partie en mer. (On ne put jamais retrouver la moindre trace de sa fortune et ce resta toujours un mystère de savoir comment il avait vécu, jusqu’à présent, dans une aisance relativement considérable.)

Miss Grace partie aux Indes, comme gouvernante dans la famille d’un major écossais ; Lily adoptée par un pasteur, qui rougissait d’avoir seulement quatorze filles sur dix-sept enfants.

Quant à Mam’zelle Miss, je ne voulus pas croire à sa nouvelle situation.

Et pourtant c’était vrai.

Mam’zelle Miss, caissière chez un boucher !

Vingt fois dans la journée, je repassai devant la boutique. C’était justement jour de marché.

Le magasin s’encombrait sans relâche de paysans, de cuisinières et de dames de la ville.

Les garçons, affairés, coupaient, taillaient dans les gros tas de viande, tapaient fort, livraient la marchandise avec des commentaires où ne reluisait pas toujours le bon goût. Et c’étaient des discussions sans fin à propos du choix des morceaux, du poids et des os.

Dans tout ce brouhaha, Mam’zelle Miss, tranquille, exécutait de petites factures vertigineusement rapides et sans nombre. Sévèrement vêtue de noir, un col droit, des manchettes blanches étroites, elle avait, malgré sa figure restée enfantine, un air, amusant comme tout, de petite femme raisonnable.

De temps en temps elle s’interrompait de son travail pour lisser, d’un geste furtif, des frisons qui s’envolaient sur son front.

À la fin, elle leva la tête et jeta dans la rue un regard distrait.

Elle m’aperçut planté là et me fixa pendant quelques secondes avec cette insolence candide, mais gênante, des jeunes filles myopes.

À son pâle sourire, je compris que j’étais reconnu et je fus tout à fait heureux.

 

Vers la fin des vacances, un jour, je ne l’aperçus plus dans la boutique.

Ni le lendemain.

Je m’informai d’elle, le soir, à un jeune garçon boucher, qui me dit :

— Depuis longtemps le patron se doutait de quelque chose. Avant-hier, la nuit, en revenant du marché de Beaumont, il est monté dans sa chambre, et il l’a trouvée couchée avec le premier garçon, tous les deux saouls comme des grives. Alors, il les a fichus à la porte.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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