LES MOUFLONS

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Un beau matin, ou plutôt une belle après-midi, car c’est un journal du soir, les abonnés et acheteurs au numéro de l’Indépendant du Loing purent lire, dans cet organe, le palpitant fait-divers qui suit :

— « Le Scandale du Café de la Poste. La petite ville de Toutaleuil, ordinairement si paisible, a été réveillée cette nuit, vers onze heures et demie, par un vacarme inexprimable qui semblait provenir de l’intérieur du Café de la Poste.

» Cet établissement, tenu par le sieur Tâtort (Victor), a toujours été considéré comme le plus paisible et le plus convenable des cafés de Toutaleuil, et l’on s’étonna, à bon droit, du bruit insolite qui s’y produisait à une heure aussi avancée de la nuit.

» Immédiatement averti, M. le commissaire de police ceignit son écharpe et vint cogner à la porte de l’établissement délictueux, sommant le patron d’avoir à lui ouvrir, au nom de la loi.

» Ce magistrat n’obtint à sa sommation qu’un redoublement de tapage, produit par des bris de tables, de verres, de soucoupes, de bouteilles et en général de tous les objets qui concourent à former le matériel d’un limonadier.

» On eut recours aux grands moyens, et un serrurier, le nommé Sarcey, ouvrit la porte du Café de la Poste.

» Les assistants eurent alors lieu d’assister à une scène intraduisible et des plus déplorables.

» Deux honorables citoyens de Toutaleuil, MM. O. de la Dhuys, colonel de hussards en retraite, et Leroy-Datout, ancien négociant, étaient aux prises, poussant des rugissements sans nom, écumant, frappant le sol du pied, faisant voler dans leur direction réciproque tout objet qui venait à leur tomber sous la main.

» Dans son comptoir, terrifiée, blême, madame Tâtort, qui semblait ne rien comprendre à cette scène, s’occupait principalement à se garer des éclaboussures de cette lutte innommable.

» On apercevait au fond, dans la cuisine, le patron de la maison, M. Tâtort (Victor), dont la mine défaite et hagarde faisait peine à voir. Le pauvre homme s’était réfugié dans un coin et paraissait souhaiter vivement la fin de ce scandale.

» Le commissaire de police, assisté de deux appariteurs, tenta de s’interposer entre les combattants. Mais ces derniers, dont la fureur décuplait les forces, eurent beau jeu de ces fonctionnaires et les rejetèrent brusquement à une distance assez considérable.

» On renonça dès lors à toute intervention.

» La lutte prit bientôt fin.

» M. Leroy-Datout se précipita tête baissée, avec une violence peu commune, sur l’estomac du colonel.

» Cet ancien officier supérieur chancela et s’en vint choir sur un amas de verre brisé, qui lui fit d’assez cruelles coupures.

» À la grande stupeur des assistants, M. Leroy-Datout se précipita, se rua même sur madame Tâtort et, l’enlaçant dans ses bras, l’enleva et disparut par la porte qu’on avait eu l’imprudence de laisser ouverte.

» Quelques minutes plus tard, il était disparu dans la nuit.

» Quant au colonel, il refusa énergiquement de se laisser panser, et, au milieu de ses rugissements, on pouvait distinguer ces mots :

» — Je te retrouverai, sale pékin de mouflon !

» Ces paroles incompréhensibles nous autorisent à attribuer cette aventure regrettable à un double cas d’aliénation mentale spontanée.

» À l’heure où nous mettons sous presse, M. Leroy-Datout et madame Tâtort n’ont pas encore été retrouvés.

» On les suppose enfoncés dans les bois de Saint-Polyte.

» Nous reviendrons, dans notre prochain numéro, sur cette curieuse affaire. »

M. Oscar de la Dhuys et Hector Leroy-Datout étaient fort liés.

Une vieille habitude réunissait au Café de la Poste l’ancien colonel et le négociant retiré qui se livraient aux douceurs du piquet et des dominos.

Ils lisaient aussi les journaux de Paris, alternativement, se passant l’un à l’autre chaque feuille, après qu’il l’avait lue.

Souvent, ils appelaient leur mutuelle attention sur tel ou tel article de tel ou tel journal.

C’est ainsi qu’un jour le colonel recommanda vivement à l’ancien négociant un article relatif à la découverte — récente, alors — du docteur Brown-Sequard.

— Hein, pourtant ! Si c’était vrai !

Et les voilà tout rêveurs, les pauvres vieux.

Car ce n’est pas seulement des affaires qu’il s’était retiré, M. Leroy-Datout ; et lui, le colonel, ce n’est pas seulement comme serviteur de Mars qu’il avait pris sa retraite.

Mais, ainsi que l’a dit le chansonnier, on a toujours vingt ans dans quelque coin du cœur. Eux, c’était dans tous les coins du cœur qu’ils avaient vingt ans. Du cœur seulement, hélas !

Tous les deux, ils représentaient un brillant passé d’amour et de volupté.

Lui, le colonel, avait cassé des cœurs par milliers. Tant de cœurs, et tant de cœurs que son marteau s’était usé.

Et puis il lui semblait — illusion sénile — que les cœurs d’aujourd’hui étaient plus durs que ceux de naguère. — Vieux serin, va !

Quant à M. Leroy-Datout, il n’eut jamais la réputation d’un coureur, parceque sa profession lui permit d’avoir sous la main tout ce qu’il lui fallait pour aimer.

Il adorait les rousses et, dans ses vastes ateliers et magasins de la rue du Sentier, oncques ne parut la plus mince employée, blonde ou brune. Toutes couleurs de feu.

Cela amenait d’étranges incidents.

Quand ces demoiselles se mettaient ensemble aux fenêtres, les passants, non prévenus, éprouvaient d’abord l’illusion d’un terrible incendie, et ce n’était qu’à la suite d’un examen approfondi que ces messieurs s’apercevaient de leur erreur.

Et même, un jour, un passant zélé courut prévenir les pompiers de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Ces modestes héros arrivèrent en grande hâte dans leur voiture à musique.

Attirées par ce bruit, les demoiselles de la maison Leroy-Datout n’eurent rien de plus pressé que de se remettre à la fenêtre.

Justement, c’étaient des pompiers myopes, qui, victimes de leur méprise, arrosèrent de toutes leurs eaux les fulgurantes fillettes.

— Si c’était vrai, pourtant, cette invention de Brown-Sequard !

Et ils se prenaient tous les deux à contempler avec, en leurs prunelles, Dieu sait quelles luisances ! la belle patronne, trônant à son comptoir, superbe, très brune, un peu mûre, mais savoureuse en diable, et des yeux !

— Si c’était vrai, pourtant !

Et ils causèrent d’autre chose, distraitement. Au fond, ils pensaient comme c’était drôle, avec une injection de cochon d’Inde, de lapin ou de chien, de recouvrer la suprême joie de pouvoir.

À quelques jours de là, le colonel recommanda au négociant la lecture d’une de ces petites chroniques de la France, où le père Fulbert-Dumonteil passe en revue les mœurs de tous les animaux ; depuis la sole au gratin jusqu’à la panthère des Batignolles.

Cette fois, il s’agissait d’un mouflon, animal cher à Bergerat.

« … Ses amours sont ardentes et jalouses, presque aussi formidables que ses colères. Quand vient le printemps, le mouflon se forme un harem au milieu des myrtes verts, des bruyères roses, et malheur à l’audacieux qui oserait s’approcher ! Chez les mouflons, la guerre se mêle toujours à l’amour ; ce sont des combats homériques, des luttes épouvantables. Le sol résonne sourdement sous les pieds des rivaux, et l’on entend au loin le cliquetis des cornes qui met en fuite les aigles et les vautours (sic).

» … Parfois, il y a égalité de vigueur et de haine ; la lutte reste incertaine, la victoire indécise. Les mouflons, épuisés de fatigue et de rage, s’éloignent comme à regret de ce champ de bataille et d’amour qu’ils ont arrosé de leur sang. Mais ce n’est que partie remise ; en disparaissant derrière les rochers, ils s’arrêtent et se menacent des cornes, frappant la terre du pied et semblant dire : « Nous nous retrouverons au printemps prochain ! « Sangue et vendetta ! »

— Hein, conclut le colonel, quels amoureux !

M. Leroy-Datout eut une idée.

— Si Brown-Sequard se servait du mouflon pour ses injections ?

— Ce serait peut-être drôle.

Dans le courant de la semaine suivante, s’ouvrit la foire de Toutaleuil.

Un des clous de cette foire, la Ménagerie Corse, tenue par un sieur Cappaza, possédait un mouflon.

La même idée vint au colonel et au négociant, qui eurent le plus grand tort de s’en cacher mutuellement.

Le rusé dompteur fit coup double.

Le pharmacien de Toutaleuil (lauréat de l’École supérieure de pharmacie de Paris) prépara, avec une discrétion au moins égale à son bénéfice, la mixture conforme aux plus récentes indications de Brown-Sequard.

Malheureusement, la fatalité voulut que ces messieurs s’en servissent le même jour.

Source : Alphonse Allais. Vive la vie !, Flammarion, 1892.

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