LE POST-SCRIPTUM

[ A+ ] /[ A- ]

LE POST-SCRIPTUM
OU
UNE PETITE FEMME BIEN OBÉISSANTE

 


 

Je ne sais pas ce que vous faites quand vous accompagnez un ami à la gare, après que le train est parti. Je n’en sais rien et ne tiens nullement à le savoir.

Quant à moi, je n’ai nulle honte à conter mon attitude en cette circonstance : je vais au buffet de ladite gare et demande un vermouth-cassis (très peu de cassis) pour noyer ma détresse. Car le poète l’a dit : Partir, c’est mourir un peu.

Au cas où l’heure du départ ne coïncide pas avec celle de l’apéritif, je prends telle autre consommation en rapport avec le moment de la journée.

C’est ainsi que mardi dernier, sur le coup de six heures et demie de relevée, je me trouvais attablé, au buffet de la gare de Lyon, devant une absinthe anisée (très peu d’anisette).

La personne que je venais d’accompagner (ce détail ne vous regarde en rien, je vous le donne par pure complaisance) était une jeune femme d’une grande beauté, mais d’un caractère ! que je me sentais tout aise de voir s’en aller vers d’autres cieux.

Je n’avais pas plus tôt trempé mes lèvres dans la glauque liqueur, qu’un homme venait s’asseoir à la table voisine de la mienne.

Ce personnage commanda un amer curaçao (très peu de curaçao) et de quoi écrire.

Après s’être assuré que l’amer qu’on lui servait était bien de l’amer Michel, et le curaçao du vrai curaçao de Reichshoffen, l’homme mit la main à la plume et écrivit deux lettres.

La première, courte, d’une élaboration facile, s’enfourna bientôt dans une enveloppe qui porta cette adresse :

 

Monsieur le colonel I.-A. du Rabiot
Hôtel des Bains
à Pourd-sur-Alaure.

 

La seconde lettre coûta plus d’efforts que la première.

Certains alinéas coulaient de sa plume, rapides, cursifs, tout faits. D’autres phrases n’arrivaient qu’au prix de mille peines.

Deux ou trois fois, il déchira la lettre et la recommença.

À un moment, je vis le pauvre personnage écraser, du bout de son doigt, une larme qui lui perlait aux cils.

Cet homme évidemment écrivait à l’aimée. (Les femmes sauront-elles jamais le mal qu’elles nous font ?)

Tout prend fin ici-bas, même les lettres d’amour. Quand les quatre pages furent noircies de fond en comble, l’homme les enferma, comme à regret, dans une enveloppe sur laquelle il écrivit cette suscription :

 

Madame Louise du R…
Poste restante
à Pourd-sur-Alaure.

 

— Garçon, commanda-t-il alors d’une voix forte, deux timbres de trois sous !

— Voilà, monsieur, répondit le garçon.

Jusqu’à présent, la physionomie du monsieur avait présenté toute l’extériorité de l’abattement mélancholieux.

Soudain, une flambée furibarde illumina sa face.

D’un doigt rageur, il déchira l’enveloppe de Madame Louise du R…, et ajouta à la lettre un petit post-scriptum certainement pas piqué des hannetons.

Ce post-scriptum ne comportait que deux lignes, mais deux lignes, à n’en pas douter, bien tapées. — Attrape, ma vieille !

Je commençais à m’intéresser fort à cette petite comédie, facile à débrouiller d’ailleurs.

L’homme était évidemment l’ami du colonel I.-A. du Rabiot et l’amant de la colonelle Louise.

Le colonel, je l’apercevais comme une manière de Ramollot soignant ses douleurs aux bains de Pourd-sur-Alaure.

Quant à Louise, je l’aimais déjà tout bêtement.

— Garçon, commandai-je alors d’une voix forte, l’indicateur !

— Voilà, monsieur, répondit le garçon.

Il y avait un train à 7 h 40 pour Pourd-sur-Alaure.

Le temps de manger un morceau sur le pouce, et je pris mon billet.

Pourd-sur-Alaure est une petite station thermale encore assez peu connue, mais charmante, et située, comme dit le prospectus, dans des environs merveilleux.

J’arrivai vers minuit, et me fis conduire à l’hôtel des Bains.

Je rêvai de Louise, et la matinée me sembla longue.

Enfin la cloche sonna pour le déjeuner. Mon cœur battit plus fort que la cloche : j’allais voir Louise, celle qui méritait des lettres si tendres et des post-scriptum si courroucés.

Et je la vis.

Petite, toute jeune, très forte, d’un blond ! pas extraordinairement jolie, mais juteuse en diable ! Louise abondait en plein dans mon idéal de ce jour.

Elle lisait, en attendant le colonel, une lettre que je reconnus. Au post-scriptum, elle eut un sourire, un drôle de sourire, et enfouit sa lettre dans sa poche.

Le colonel, traînant la patte, arrivait à son tour.

— J’ai reçu un mot d’Alfred, dit-il.

— Ah !

— Oui, il te dit bien des choses.

— Ah !

Et toute la grasse petite personne de Louise fut secouée d’un long frisson de rire fou et muet.

Elle s’aperçut que je la dévorais des yeux, et n’en parut pas autrement fâchée.

Au dessert, nous étions les meilleurs amis du monde.

L’après-midi ne fit qu’accroître notre mutuelle sympathie.

Le dîner resserra nos liens.

La soirée au Casino fut définitive.

Sur le coup de dix heures, elle me demanda simplement :

— Quel est le numéro de votre chambre à l’hôtel ?

— Dix-sept.

— Filez… Dans cinq minutes je suis à vous.

Au bout de cinq minutes, elle arrivait.

— Mais votre mari… ? fis-je timidement.

— Ne vous occupez pas de mon mari, il joue au whist. Vous savez ce que ça veut dire whist en anglais ?

— Silence.

— Précisément ! Eh bien, taisez-vous et faites comme moi !

En un tour de main, elle se défit de ses atours.

En un second tour de main, elle se glissa, rose couleuvre, emmy les blancs linceux.

En un troisième tour de main, si j’ose m’exprimer ainsi, elle me prodigua ses suprêmes faveurs.

Une ligne de points, s.v.p.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Quand nous eûmes fini de rire, nous causâmes.

— Et Alfred ! demandai-je, sarcastique.

— Vous connaissez donc Alfred ? fit-elle, un peu étonnée.

— Pas du tout, je sais seulement qu’il vous a écrit hier… surtout un post-scriptum !

— Ah ! oui, un post-scriptum !… Eh bien, il a raté une belle occasion de se tenir tranquille, celui-là, avec son post-scriptum ! Voulez-vous le lire, son post-scriptum ?

— Volontiers.

Voici ce que disait le post-scriptum :

P.S. – Et puis, au fait, je suis bien bête de me faire tant de bile pour toi ! Va donc te faire f… !

Ce dernier mot en toutes lettres.

—   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   ! ajouta Louise d’un ton cynique, mais vraiment si rigolo !

Source : Alphonse Allais. Vive la vie !, Flammarion, 1892.

VN:F [1.9.22_1171]
Rating: 0.0/10 (0 votes cast)
VN:F [1.9.22_1171]
Rating: 0 (from 0 votes)
Post Popularity 0%  
Popularity Breakdown
Comments 0%  
Ratings 0%  

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *