L’EXCÈS EN TOUT EST UN DÉFAUT

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Histoire canaque

Hier, dans le courant de l’après-midi, je suis allé voir les Dahoméens au Champ-de-Mars.

M’accompagnait un ancien capitaine au long cours que je n’avais pas vu depuis pas mal de temps et que je rencontrai, le matin, à l’enterrement d’une de mes cousines.

Les Dahoméens et les Dahoméennes me laissèrent ravi.

Dans le tas, quelques-uns, certainement, n’auraient pas dégoté le truc pour faire détoner le picrate d’ammoniaque, mais, cependant, il s’en trouve dans les yeux desquels s’allument des lueurs intelligentes, sournoises, et animées du plus mauvais esprit.

— Avez-vous navigué dans ces parages, capitaine ? demandai-je à mon compaing.

— Étant novice, oui, un peu, mais rarement débarqué. Ce que je connais le mieux, ce sont les Canaques. En voilà des rosses, les Canaques ! Et des roublards !

— Ah !

— On n’a pas idée de ces chameaux-là ! Et ce qu’ils se f… de nous autres, Européens, au fond !

— Ah !

— Je me rappelle un jour… Ah ! ce qu’ils m’ont fait rire !

— Contez-moi ça, capitaine.

— Mon bateau était au radoub. Une grande semaine à rien faire. Je me promenais dans l’île, tout seul, avec un toupet infernal ; quand on sait s’y prendre, ils ne sont pas trop dangeureux, ces bougres-là. Il faisait un temps épouvantable, une vraie tempête !

Un jour, j’aperçus, installés sur une grosse roche, une douzaine de Canaques qui semblaient énormément s’amuser. Voici en quoi consistait le divertissement de mes gentlemen : un pauvre bougre d’Européen était à l’eau, nageant désespérément vers la côte, et les Canaques employaient, à son égard, le procédé de sauvetage un peu spécial qui consiste à projeter violemment des galets à la tête du naufragé.

Le pauvre bougre semblait à bout de force. J’intervins brutalement : à l’aide de coups de poing sur la figure et de coups de pied au derrière, judicieusement distribués, je fis entrer dans le cœur de ces brutes quelques sentiments de charité chrétienne. Se tenant par la main, ils formèrent la chaîne et tirèrent le malheureux de la limonade.

C’était un pauvre diable de matelot anglais qu’un coup de mer avait balayé du pont de sa goélette et qui, à force d’énergie, venait de réussir à gagner la côte à la nage.

Je recommandai aux Canaques de soigner cet homme, de le sécher, de le réchauffer, etc., et je continuai ma route.

Quelques heures plus tard, en repassant par cet endroit, mon odorat fut délicieusement affecté par un exquis fumet de rôti.

— Tiens, pensai-je, il y a, par là, des drilles qui se préparent un bon petit frichti.

Je fis quelques pas et j’aperçus, dans les rochers, mes Canaques autour d’un grand feu sur lequel grillait… devinez quoi !… mon pauvre Angliche de tout à l’heure.

Comme vous pensez bien, je me mis à égrener tous les jurons de mon répertoire ! Alors, un des Canaques se détacha du groupe, et me dit, sur un ton que je n’oublierai jamais : — Dame ! c’est toi qui nous as dit de le faire sécher !…

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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