L’EMBRASSEUR

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La principale occupation entre les repas consistait, pour mon ami Vincent Desflemmes, en longues flâneries par les rues, par les boulevards, par les quais et plus généralement par toutes les artères de la capitale.

Les bras ballants, à moins qu’il n’eût les mains dans ses poches, Desflemmes s’en allait, toujours seul, sans canne, sans chien, sans femme.

Attentif aux mille petits épisodes de la rue, Vincent se réjouissait de tout : propos discourtois entre cochers mal élevés, esclaves ivres suivis par une nuée de petits polissons hurleurs, pick-pockets interrompus, noces bourgeoises avec la jeune épousée rougissante, le mari bien frisé, le papa sanguin, la grosse maman en soie noire, la demoiselle d’honneur héliotrope, le garçon d’honneur mal à l’aise en son inhabituelle redingote, le militaire (jamais de noce à Paris sans un militaire, parfois caporal).

Les chapeaux hauts de forme des noces bourgeoises ne recelaient plus aucun mystère pour Vincent. Petits chapeaux à grands bords, grands chapeaux à petits bords, troncs de cône, cylindres, hyperboloïdes, il les connaissait tous et se trouvait ainsi le seul homme de France qui pût écrire un essai sérieux sur le Haut de forme à travers les âges.

Desflemmes adorait les noces ; il les suivait jusqu’à l’église, entrait dans le saint lieu, pénétrait même jusque dans la sacristie et assistait, à la faveur du brouhaha, aux petites scènes touchanto-comiques qui sont l’apanage des cérémonies nuptiales.

À force d’assister à cette orgie de noces, Vincent avait fini par remarquer un monsieur aussi amateur que lui de fêtes hyménéennes : un monsieur pas beau, ma foi, avec de vilains yeux, une sale bouche, et un nez surabondamment eczémateux.

Ce monsieur devait posséder des relations sans nombre, car Desflemmes le rencontrait à chaque instant, distribuant des poignées de main et n’oubliant jamais d’embrasser la mariée.

— Qui diable est-ce, ce bonhomme-là ? monologuait Vincent. Dans tous les cas, il a une sale gueule !

(Mon ami Desflemmes ne prend pas de gants pour se parler à lui-même.)

Un beau jour, le hasard le renseigna sur le monsieur à relations. Le suisse de Saint-Germain-des-Prés causait avec le bedeau.

— Tu as vu ? disait le suisse ; il est là…

— Qui ça ? demanda le bedeau.

— L’embrasseur.

— Ah !

— Oui… Tiens, tu peux le voir d’ici, dans le chœur, à droite.

Vincent regarda dans la direction indiquée : l’embrasseur, c’était son bonhomme.

Avec beaucoup d’obligeance, et sur le glissement discret d’une pièce de quarante sous, le suisse paracheva ses renseignements.

L’embrasseur était un maniaque, relativement inoffensif, dont le faible consistait à embrasser le plus possible de jeunes mariées en blanc. Muni d’un aplomb imperturbable, l’embrasseur s’introduisait dans la sacristie. Les parents du marié se disaient : « Ce doit être un ami de la famille de la petite. » La famille de la petite se tenait un raisonnement parallèle. L’embrasseur serrait la main du jeune homme, embrassait la petite, et le tour était joué.

Desflemmes se divertit fort de cette étrange manie, mais se jura bien, au cas où il se marierait, de ne pas laisser effleurer les joues virginales de l’adorée par un aussi déplaisant museau.

 

À quelques jours de là, Vincent tomba éperdument amoureux d’une jeune fille de Fontenay-aux-Roses. Bien que la dot fût dérisoire, il n’hésita pas à obtenir la main de la personne. D’ailleurs, il y avait des espérances, un oncle fort riche, entre autres, ancien avocat, nommé N. Hervé (de Jumièges).

— Tous mes compliments ! fis-je à Desflemmes, qui m’annonçait la grave nouvelle. Et la petite… gentille ?

— Tu ne peux pas t’en faire une idée, mon vieux ! Ah ! oui, qu’elle est gentille ! Et drôle donc ! Imagine-toi un front et des yeux à la façon des vierges de Boticelli, un petit nez spirituel, bon garçon, rigolo. Madone et ouistiti mêlés ! Et avec ça, sur la joue, là, près du menton, un grain de beauté d’où émergent quelques poils fins, longs, frisés et qui lui donne une apparence de Simily-Meyer tout à fait amusante. Bref, à sa vue, mon cœur, vieille poudrière éventée, a sauté comme une jeune cartouche de dynamite.

Le grand jour arriva.

L’oncle à héritage, monsieur N. Hervé (de Jumièges) s’excusa par télégramme de ne pouvoir assister au mariage civil. Inutile de l’attendre, il se rendrait directement à l’église.

 

La bénédiction nuptiale tirait à sa fin. Le digne prêtre prononçait les paroles qui lient les époux devant Dieu, comme le maire (ou son adjoint) a prononcé les paroles qui les lient devant la loi.

À ce moment, mû par un mouvement machinal, Desflemmes se retourna.

Son visage passa rapidement, d’abord au rouge-brique de la colère, puis au blanc blafard de la suffocation, et enfin au vert-pomme-pas-mûre des résolutions viriles.

Derrière lui, au dernier rang des assistants, Desflemmes venait de reconnaître, qui ?

Ne faites pas les étonnés, vous l’avez deviné : l’embrasseur !

 

On allait passer à la sacristie.

Après avoir prié sa jeune femme de l’excuser un instant, Vincent piqua droit sur le maniaque.

— Vous, fit-il, sans affabilité apparente, si vous ne voulez pas sortir de l’église à coups de pied dans le cul, vous n’avez qu’une ressource : c’est de vous en aller à reculons, et plus vite que ça.

— Mais, monsieur…

— À moins que je vous prenne par la peau du cou…

— Mais, monsieur…

— Vieux cochon !

— Mais, monsieur…

— Comment, espèce de saligaud, Paris ne vous suffit donc plus ?

Comme bien vous pensez, cet intermède n’avait pas passé inaperçu des gens de la noce.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? soupira très inquiète la petite Simily-Meyer.

— Je ne sais pas, répondit la maman, mais ton mari a l’air de se disputer fort avec ton oncle Hervé.

Cependant la discussion continuait sur le ton du début.

Tout à coup Vincent empoigna par le bras l’oncle Hervé, car c’était bien lui, et l’entraîna vers la sortie à grand renfort de coups de pied dans le derrière.

— Vincent est devenu fou ! s’écria la mariée en s’effondrant dans son fauteuil.

Et toute la noce de répéter : « Vincent est devenu fou ! »

Vincent n’était pas devenu fou, mais en apprenant le nom de l’embrasseur, il était devenu très embêté.

Avec une philosophie charmante, il prit son chapeau, son pardessus et le premier train de Paris.

Peu de jours après cette regrettable scène, il reçut des nouvelles de Fontenay sous la forme d’une demande de divorce.

Vincent Desflemmes ne constitua même pas d’avoué. L’avocat de la partie adverse eut beau jeu à démontrer sa folie subite, sa démence incoercible, son insanité dégoûtante, son aliénation redoutable. Le divorce fut prononcé.

Vincent en a été quitte pour reprendre ses occupations qui consistent à s’en aller flâner, entre les repas, tout seul, sans canne, sans chien, sans femme.

Il a toujours conservé un vif penchant pour les noces des autres, mais il n’y rencontre plus l’embrasseur.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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