IDYLLE MODERNE

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Lui demeurait à l’entresol.

Elle, demeurait au cinquième étage.

Lui, était un garçon dans les vingt-cinq ans, pas vilain garçon, mais bête comme tout.

Elle, était une jeune fille dans les vingt-deux ans, plutôt jolie, mais un peu drôle.

Ses parents, à lui, étaient des commerçants retirés, riches, nu-propriétaires, usufruitiers, et pas trop mauvaises gens, tout de même.

Son père, à elle, (car morte la mère), était un chef de bataillon du génie en retraite.

(Avez-vous remarqué comme, souvent, les chefs de bataillon du génie en retraite ont des filles drôles ?)

Et cet ancien officier supérieur d’une armée d’élite n’avait pour vivre que la maigre retraite qu’alloue, à ses vieux serviteurs, le rapace État.

La petite, toute jeune encore, avait vaillamment pris par les cornes le taureau de l’existence :

— Puisque, s’était dit la mignonne, puisque je n’aurai pas de dot et que je ne saurais descendre au rang de courtisane, comme tant d’autres, je vais essayer d’embrasser une carrière libérale à la fois et rémunératrice.

 

L’intrépide jouvencelle avait passé ses deux bachots et voici que, maintenant, elle étudiait la médecine.

L’austérité de ses études mettait sur sa jolie figure comme une ressemblance de jeune garçon grave. Ses yeux avaient, des fois, les pâles lueurs du revenu de tout, qui lui seyaient à miracle.

Charmante escholière, comme je vous eusse aimée !

Malheureusement, ce fut lui, le jeune homme un peu bête, annoncé plus haut, qui la rencontra dans l’escalier et s’en éprit vivement.

 

Le coup de foudre ? Non. Mais, seulement, un jour qu’Alfred (appelons-le Alfred pour éviter les périphrases toujours difficiles à varier dans un récit de cette importance), un jour, dis-je, qu’Alfred manquait d’appétit sa maman (une grosse maman toute ronde) lui avait dit :

— Tu ne manges pas, Alfred ! Est-ce que par hasard tu serais amoureux ?

Alfred avait rougi, tel un coq.

 

C’en était fait. Pincé le pauvre Alfred, avec conscience de sa flamme !

Dès lors, il guetta les arrivées, les en-allées de la demoiselle. Il la suivit, oh ! discrètement, sur l’autre trottoir, et c’est ainsi qu’il découvrit que la jeune personne se rendait quotidiennement à l’École de médecine pour aller boire la parole des maîtres.

Cette constatation ne laissa point que de jeter un vague trac en l’âme du pauvre garçon.

Une étudiante ! Une savante ! Que trouverait-il jamais à lui dire ?

Mais un dimanche qu’il la vit descendre l’escalier avec son vieux commandant de père, il crut constater, à un rien, qu’elle était bonne, et l’espoir refleurit au bosquet de son cœur.

Alfred avait raison : Valentine (Valentine était son nom), Valentine jouissait d’un cœur d’or.

D’un cœur d’or et d’une finesse d’ambre.

Tout de suite, elle avait deviné la passion dont elle était l’objet.

Les renseignements qu’elle prit, sans en avoir l’air, furent favorables. Et puis (car n’avilissons point, de parti pris, les purs mobiles), l’air un peu niais de ce joli garçon ne lui déplaisait pas, au contraire.

 

Ce fut à l’angle du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain qu’eut lieu l’explication, pendant un embarras de voitures.

Au moment où le pauvre Alfred s’y attendait le moins, Valentine fit deux pas vers lui, lui planta dans les deux yeux son regard doux et franc, lui tendit la main et dit :

— Vous m’aimez donc un peu, monsieur ?

— Mais, mademoiselle !… s’empourpra Alfred.

Et Valentine poursuivit, parodiant, sans remords, une romance connue :

— Si vous avez quelque chose à me dire, pourquoi vous éloigner de moi ?…

Le lendemain même de cet embarras de voitures, Alfred était admis à faire sa cour à Valentine.

Au commencement, ça n’alla pas tout seul : Alfred, interloqué par la supériorité intellectuelle de sa fiancée, ne trouvait pas les mots.

Et puis, de temps en temps, la jeune fille, sans le vouloir, estomaquait son promis par des détails d’une déconcertante technicité.

Ainsi, un jour que, probablement, très impatient du grand jour, il avait les yeux luisants, Valentine lui dit à brûle-pourpoint :

— Savez-vous pourquoi, à de certains moments, les yeux brillent d’un éclat inaccoutumé ?

— ???… balbutia Alfred.

— Eh bien ! je vais vous le dire. Comme l’a très bien fait remarquer Von Barensprung, dans Untersuchungen zur Naturlerhe des Menchen und der Thiere, quand l’œil brille de bonheur ou de passion, c’est qu’il est rempli et tendu par les humeurs. Le globe de l’œil, plus fortement bombé, fait une saillie plus grande hors de la cavité orbitaire et réfléchit plus de lumière.

— Ah !

Pauvre Alfred !

 

À quelques jours de cette petite leçon de physiologie, un de ses amis le complimenta sur sa fiancée.

— J’espère, ajoutait-il, que tu n’es pas embarrassé pour lui tourner un madrigal de temps en temps ?

— Un madrigal !

C’était toute une révélation pour le candide Alfred. Un madrigal !

— Eh, bien ! oui, continua l’obligeant ami. Tu peux, par exemple, lui faire des compliments sur ses grands yeux, sa petite bouche, etc.

L’imagination d’Alfred travailla ferme sur cette donnée.

Un beau soir, dans le salon, comme les jeunes gens se trouvaient seuls, Alfred prit dans sa main la main de sa fiancée et lui dit :

— Ma chère Valentine, vous avez des yeux si grands et une bouche si petite que, s’il vous prenait fantaisie d’avaler un de vos yeux, il vous faudrait au moins le couper en quatre.

Valentine embrassa Alfred pour sa peine.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Maintenant, ils sont mariés, et nul doute qu’ils n’obtiennent bientôt des tas d’enfants qui auront tous des yeux grands comme ça et des bouches toutes petites.

Source : Alphonse Allais. Pas de bile ! Flammarion, 1893.

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