FABRIQUE DE VEUVES

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Qui est-ce qui n’a pas connu, il y a dix ans, Jules Dupaf, à Montmartre ? Qui ? Personne.

Il y faisait de la peinture, pas très bonne, entre nous, mais il remplaçait le talent par une ingéniosité vraiment stupéfiante ; ce garçon avait le génie du truc.

Dupaf usait de trucs pour toutes les opérations de la vie, même pour celles qui semblent exiger le plus de simplicité.

Aussi jouissait-il d’une aisance relative qui le faisait rechercher de toute la bohème de la butte.

— La peinture, m’expliquait-il un jour, n’est pas difficile en elle-même. Le plus dur, c’est de la placer. Eh bien ! moi, j’ai trouvé un truc pour supprimer la commande, tout en rendant la vente infaillible.

Et c’était vrai !

Très habile à attraper la ressemblance, Dupaf s’installait dans un café fréquenté par de riches négociants, s’informait auprès des garçons des noms et adresses de ces messieurs, et exécutait furtivement deux ou trois rapides esquisses au pastel de ceux qui lui semblaient bonnes têtes. Le lendemain, il exécutait à l’huile le portrait de ces braves gens.

Il ne s’agissait plus que de placer la marchandise : c’était élémentaire :

— Bonjour, monsieur Duconnel… Vous allez peut-être me trouver indiscret, mais me trouvant, l’autre jour, près de vous au café de la Poste, j’ai été frappé du caractère vraiment original de votre physionomie. Aussitôt rentré chez moi, je n’ai eu d’autre idée que de reproduire vos traits sur la toile. Voici ce que j’ai fait. C’est assez ressemblant, je crois.

Je renonce à dépeindre la joie vaniteuse de Duconnel à la pensée que ses traits pouvaient frapper les artistes. Il appelait sa femme, ses mioches qui s’extasiaient !

— Oh ! comme c’est bien toi, papa !

Et M. Duconnel y allait de ses cinq louis, parfois dix.

Pour rendre la vente encore plus sûre, Dupaf avait imaginé un autre truc, génial, selon moi.

Il mettait à la boutonnière de ses modèles improvisés un petit bout de ruban rouge.

— Mais, se récriaient-ils, je ne suis pas décoré.

— Comment, faisait Dupaf au comble apparent de la stupeur, vous n’êtes pas décoré ? Ah ! ça, par exemple, c’est trop fort !

Et l’affaire était dans le sac.

Un beau jour, Dupaf disparut de Montmartre.

Je pensai qu’il était allé exploiter à l’étranger un nouveau truc international de son invention.

Deux ans environ après ce départ, me trouvant au Havre, à l’arrivée d’un transatlantique, je m’entendis véhémentement héler par un voyageur du bord.

C’était Dupaf ! Dupaf, somptueusement vêtu, avec, sur son bedon naissant, une chaîne d’or, comme pour une ancre de cent tonnes, et des malles, des malles, des malles ! (Pas sur son bedon les malles !)

Nous déjeunâmes ensemble, et, au dessert, Dupaf me conta sa véridique odyssée.

— J’en avais assez de la peinture. Monter tous les jours le même coup aux mêmes idiots, ça finit par ne plus être drôle. Le commerce et l’industrie, vois-tu, mon vieux, il n’y a que ça !

J’avais à cette époque, comme maîtresse, tu te rappelles bien, une nommée Ninie, dont le nom était madame veuve Piquot. Pour m’amuser, je l’appelais la veuve Clicquot. Ça la mettait en rage, je n’ai jamais su pourquoi, mais moi, ça me divertissait énormément.

De la plaisanterie à une affaire sérieuse, il n’y a qu’un pas. Ce pas… je le bondis !

Un matin, j’emmenai Ninie chez un notaire et je fondai la maison Veuve Piquot, moi associé, pour la vente des vins de Champagne.

Veuve Piquot… Veuve Clicquot. Les Américains, qui sont un peuple neuf, me disais-je, n’y verront que du feu. Et me voilà parti en Amérique avec je ne sais plus combien de mille bouteilles.

Hélas ! le peuple américain, malgré sa jeunesse relative, s’obstina à repousser ma pauvre Veuve Piquot. Je dus liquider mon stock à des prix qui n’étaient même pas dérisoires.

Entre nous, pour ne rien te cacher, le pavillon de la Veuve Piquot cachait une marchandise follement impotable.

Tu me connais assez pour savoir que je ne fus pas découragé de cette mésaventure.

— Ah ! vous ne voulez pas de Veuve Piquot, me dis-je, eh bien ! je vous apporterai de la Veuve Clicquot !

Et je me suis mis en campagne pour découvrir une veuve Clicquot.

Aucune veuve Clicquot.

Ah ! il n’y a pas de veuve Clicquot ? eh bien ! faisons-en une.

Je découvris dans la Corrèze une famille de Clicquot. Je choisis le membre le plus décheté de cette famille et l’amenai à Paris. Il ne restait plus qu’à trouver la future veuve. Connais-tu Mac Larinett ?

— Ma foi non, qui est-ce ?

— Mac Larinett est un ancien amiral écossais qui a eu des malheurs. J’étais son officier d’ordonnance pendant la Commune.

— Et… que faisait-il pendant la Commune ?

— C’est lui qui commandait le bateau-lavoir du Pont-Marie.

— Diable !

— Oui… mais revenons à notre histoire. Mac Larinett possède sept filles, toutes terribles. Imagine-toi des panthères noires de Java qui seraient blondes et dont les sourcils, plus foncés que les cheveux, se rejoindraient à la naissance du nez. Toutes jolies, avec parfois, dans les yeux, des lueurs orange pas rassurantes du tout.

Je mariai mon Clicquot à l’aînée des petites Mac Larinett. Trois mois après, il n’y avait pas plus de Clicquot que sur la main. Mais je tenais une veuve Clicquot !

Nouveau voyage en Amérique. Cette fois j’en revins avec vingt mille dollars. Je vendis ma marque à des Russes qui me roulèrent et je perdis beaucoup d’argent à la Bourse.

Pour me remettre à flot, je dus me procurer une seconde veuve Clicquot. Je ramenai de la Corrèze un autre Clicquot que je mariai avec la seconde des petites Mac Larinett. Deux mois et demi après cet hymen, nous faisions à Clicquot II des obsèques modestes mais convenables. Quelle famille, ces Mac Larinett !

Et puis, voilà, la manie matrimoniale m’est venue. J’ai marié cinq petites Mac Larinett à cinq Clicquot, lesquels ont été « nettoyés » en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Il en reste encore une, la plus jeune et la plus jolie de toutes… Si le cœur t’en dit…

— Grand’merci.

Ainsi parla Dupaf, aussi tranquillement que s’il m’eût raconté la fondation de Phocée par une colonie grecque.

Je ne songeai pas une minute à m’indigner de ses procédés : c’était canaille, mais si ingénieux ! Dupaf et moi nous nous quittâmes le soir même. Il regagnait Paris, moi je passais l’été là-bas.

En octobre, quand je rentrai à Paris, un des premiers amis que je rencontrai fut précisément Jules Dupaf. Combien changé !

Maigri, affaissé, l’œil cave, le pas incertain, était-ce bien Dupaf ou si c’était son ombre ?

J’hésitais à le reconnaître: il vint au-devant de moi et me serrant la main :

— Comment va ?… Tu sais, il faudra venir nous voir… Je suis marié.

— Ah bah !

— Oui, j’ai épousé la dernière des petites Mac Larinett. Il ajouta avec un sourire faussement brave :

— Heureusement que je ne m’appelle pas Clicquot.

Et c’est alors seulement que je compris la parole de l’Ecclésiaste :

Celui qui a tué par le glaive périra par le glaive.

Pauvre Dupaf !

Nous l’enterrâmes le 2 novembre.

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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