EN BORDÉE

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Le jeune et brillant maréchal des logis d’artillerie Raoul de Montcocasse est radieux.

On vient de le charger d’une mission qui, tout en flattant son amour-propre de sous-officier, lui assure pour le lendemain une de ces bonnes journées qui comptent dans l’existence d’un canonnier.

Il s’agit d’aller à Saint-Cloud avec trois hommes prendre possession d’une pièce d’artillerie et de la ramener au fort de Vincennes.

Rassurez-vous, lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en temps de paix et, durant toute cette page, notre ami Raoul ne courra pas de sérieux dangers.

Dès l’aube, tout le monde était prêt, et la petite cavalcade se mettait en route. Un temps superbe !

— Jolie journée ! fit Raoul en caressant l’encolure de son cheval.

En disant jolie journée, Raoul ne croyait pas si bien dire, car pour une jolie journée, ce fut une jolie journée.

On arriva à Saint-Cloud sans encombre, mais avec un appétit ! Un appétit d’artilleur qui rêve que ses obus sont en mortadelle !

Très en fonds ce jour-là, Raoul offrit à ses hommes un plantureux déjeuner à la Caboche verte. Tout en fumant un bon cigare, on prit un bon café et un bon pousse-café, suivi lui-même de quelques autres bons pousse-café, et on était très rouge quand on songea à se faire livrer la pièce en question.

— Ne nous mettons pas en retard, remarqua Raoul.

 

Je crois avoir observé plus haut qu’il faisait une jolie journée ; or, une jolie journée ne va pas sans un peu de chaleur, et la chaleur est bien connue pour donner soif à la troupe en général, et particulièrement à l’artillerie qui est une arme d’élite.

Heureusement, la Providence, qui veille à tout, a saupoudré les bords de la Seine d’un nombre appréciable de joyeux mastroquets, humecteurs jamais las des gosiers desséchés.

Raoul et ses hommes absorbèrent des flots de ce petit Argenteuil qui vous évoque bien mieux l’idée du saphir que du rubis, et qui vous entre dans l’estomac comme un tire-bouchon.

On arrivait aux fortifications.

— Pas de blagues, maintenant ! commande Montcocasse plein de dignité, nous voilà en ville.

Et les artilleurs, subitement envahis par le sentiment du devoir, s’appliquèrent à prendre des attitudes décoratives, en rapport avec la mission qu’ils accomplissaient.

Le canon lui-même, une bonne pièce de Bange de 90, sembla redoubler de gravité.

 

À la hauteur du pont Royal, Raoul se souvint qu’il avait tout près, dans le faubourg Saint-Germain, une brave tante qu’il avait désolée par ses jeunes débordements.

— C’est le moment, se dit-il, de lui montrer que je suis arrivé à quelque chose.

Au grand galop, avec l’épouvantable tumulte du bronze sur les pavés de la rue de l’Université, on arriva devant le vieil hôtel de la douairière de Montcocasse.

Tout le monde était aux fenêtres, la douairière comme les autres.

Raoul fit caracoler son cheval, mit le sabre au clair, et, saisissant son képi comme il eût fait de quelque feutre empanaché, il salua sa tante ahurie — tels les preux, ses ancêtres — et disparut, lui, ses hommes et son canon, comme en rêve.

La petite troupe, toujours au galop, enfila la rue de Vaugirard et l’on se trouva bientôt à l’Odéon.

Justement, il y avait un encombrement. Un omnibus : Panthéon-Place-Courcelles jonchait le sol, un essieu brisé.

Toutes les petites femmes de la Brasserie Médicis étaient sur la porte, ravies de l’accident.

Raoul, qui avait été l’un de leurs meilleurs clients, fut reconnu tout de suite :

— Raoul ! Ohé Raoul ! Descends donc de ton cheval, hé feignant !

Sans être pour cela un feignant, Raoul descendit de son cheval, et ne crut pas devoir passer si près du Médicis sans offrir une tournée à ces dames.

Avec la solidarité charmante des dames du quartier Latin, Nana conseilla fortement à Raoul d’aller voir Camille, au Furet. Ça lui ferait bien plaisir.

Effectivement, cela fit grand plaisir à Camille de voir son ami Raoul en si bel attirail.

— Va donc dire bonjour à Palmyre, au Coucou. Ça lui fera bien plaisir.

On alla dire bonjour à Palmyre, laquelle envoya Raoul dire bonjour à Renée, au Pantagruel.

Docile et tapageur, le bon canon suivait l’orgie, l’air un peu étonné du rôle insolite qu’on le forçait à jouer.

Les petites femmes se faisaient expliquer le mécanisme de l’engin meurtrier, et même Blanche, du d’Harcourt, eut à ce propos une réflexion que devraient bien méditer les monarques belliqueux :

— Faut-il que les hommes soient bêtes de fabriquer des machines comme ça, pour se tuer… comme si on ne claquait pas assez vite tout seul !

De bocks en fines-champagnes, de fines-champagnes en absinthes-anisettes, d’absinthes en bitters, on arriva tout doucement à sept heures du soir.

Il était trop tard pour rentrer. On dîna au quartier Latin, et on y passa la soirée.

Les sergents de ville commençaient à s’inquiéter de ce bruyant canon et de ces chevaux fumants qu’on rencontrait dans toutes les rues à des allures inquiétantes.

Mais que voulez-vous que la police fasse contre l’artillerie ?

 

Au petit jour, Raoul, ses hommes et son canon faisaient une entrée modeste dans le fort de Vincennes.

Au risque d’affliger le lecteur sensible, j’ajouterai que le pauvre Raoul fut cassé de son grade et condamné à quelques semaines de prison.

À la suite de cette aventure, complètement dégoûté de l’artillerie, il obtint de passer dans un régiment de spahis, dont il devint tout de suite le plus brillant ornement.

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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