CHEZ ÉDISON

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Un heureux hasard voulut que je rencontrasse mon excellent ami Octave Uzanne, le soir même du jour où il était allé voir Édison.

Encore sous le coup de son émotion, Uzanne me décrivit le fameux kinetograph, dont on a pu connaître les détails par le Figaro du 8 mai.

Il me sembla bien que le kinetograph ne constituait pas une invention d’une fraîcheur éblouissante, et qu’il ressemblait furieusement à ce joujou qu’on appelle le zootrope, et qu’on peut se procurer pour 25 ou 30 sous dans tous les bazars français.

Enregistrer le mouvement par des photographies instantanées successives ne me parut point être le comble du génie. L’année dernière, à l’Exposition de Photographie, au Champ de Mars, il nous fut donné de contempler quelques projections de ce genre : sauts de haies par des chevaux, vols d’oiseaux, etc. Certains de ces mouvements duraient près d’une minute, à raison de 60 clichés successifs à la seconde.

C’était merveilleux, mais voilà : cela ne s’appelait pas le kinetograph, cela ne venait pas d’Amérique, via Uzanne, et Édison n’était pas dans l’affaire.

Le lendemain même de ma rencontre avec le correspondant du Figaro, je sonnais à la grille d’Orange-Park. Quelques minutes s’écoulèrent et je fus en présence du génial Édison.

Le sympathique Américain me montra son petit appareil, et j’y pus constater des images successives, se remplaçant rapidement et donnant l’illusion soit de petits garçons jouant à saute-mouton, soit de petites filles sautant à la corde, à moins que ce ne fût une écuyère de cirque passant à travers un cerceau.

Je ne m’étais pas trompé : j’avais déjà vu cela quelque part.

Édison voulut bien me conduire dans ses ateliers et me mettre au courant des nouvelles inventions qu’il mijote en ce moment.

Une de celles appelées, selon moi, à obtenir un vif succès, c’est ce qu’il appelle l’Oil-Lamp (lampe à huile).

Édison a eu l’ingénieuse idée d’utiliser les propriétés combustibles et éclairantes des corps gras de toute nature. Pour son Oil-Lamp, il emploie l’huile de colza.

Grâce à un ingénieux dispositif, dont la principale pièce est un wick (sorte de mèche en coton), et d’un spring (ressort), l’huile monte, par capillarité, dans le wick. Quand ce dernier est suffisamment imbibé, on l’allume avec un match (allumette), et tant qu’il y a de l’oil dans le wick, on jouit d’un éclairage très suffisant pour la plupart des occupations de famille et beaucoup moins aveuglant que la lumière électrique.

Cette nouvelle découverte n’est pas encore tout à fait au point. Édison compte être à même, dans deux ou trois ans, de livrer plusieurs centaines d’Oil-Lamps par jour à la consommation des deux mondes.

Malheureusement, la place me manque pour décrire toutes les merveilles d’Orange-Park. Pourtant, je ne veux pas passer sous silence un petit appareil bien simple, mais appelé à rendre de nombreux services.

Cet instrument se compose d’un fil se rattachant par chacune de ses extrémités à deux petites poignées en bois (wooden holders). Et c’est tout. Comme l’indique son nom : butter cutting thread, ce fil est un fil à couper le beurre.

Mais il est un instrument qu’Édison n’inventera jamais, car c’est un produit bien français, celui-là : c’est le fil à couper… dans les ponts.

Citoyens français, mes frères, nous sommes tous des daims !

Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.

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