ALLUMONS LA BACCHANTE

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Le riche amateur contempla longuement le tableau.

C’était un beau tableau fraîchement peint, qui représentait une bacchante nue à demi renversée.

On reconnaissait que c’était une bacchante à la grappe de raisin qu’elle mordillait à belles dents. Et puis des pampres s’enroulaient dans ses cheveux, comme dans les cheveux de toute bacchante qui se respecte ou même qui ne se respecte pas.

Le riche amateur était content, mais content sans l’être.

Anxieux, le jeune peintre attendait la décision du riche amateur.

— Mon Dieu, oui, disait ce dernier, c’est très bien… c’est même pas mal du tout… la tête est jolie… la poitrine aussi… c’est bien peint… la grappe de raisin me fait venir l’eau à la bouche, mais… mais votre bacchante n’a pas l’air assez… comment dirais-je donc ?… assez bacchante.

— Vous auriez voulu une femme saoule, quoi ! repartit timidement l’artiste.

— Saoule, non pas ! mais… comment dirais-je donc ?… allumée.

Le peintre ne répondit rien, mais il se gratta la tête.

Pour une fois, le riche amateur avait raison. La Bacchante était jolie au possible, mais un peu raisonnable, pour une bacchante.

— Allons, mon jeune ami, conclut le capitaliste, passez encore quelques heures là-dessus. Je reviendrai demain matin. D’ici là, tâchez de… comment dirais-je donc ?…

— … D’allumer la bacchante !

— C’est cela même.

Et disparut le capitaliste.

— Allumons la bacchante, se dit courageusement le jeune peintre, allumons la bacchante !

Le modèle qui lui avait posé ce personnage était une splendide gaillarde de dix-huit ans, certainement titulaire de la plus belle poitrine de Paris et de la grande banlieue.

Je crois bien que si vous connaissiez ce modèle-là, vous n’en voudriez jamais plus d’autre.

Et la tête valait la poitrine, et tout le reste du corps valait la poitrine et la tête. Ainsi !…

Mais, malheureusement, un peu froide.

(Un jour qu’elle posait chez Gustave Boulanger, ce maître lui dit, avec une nuance d’impatience :

— Mais allume-toi donc nom d’un chien !… C’est à croire que tu es un modèle de la régie.

(Boutade assez déplacée, entre nous, dans la bouche d’un membre de l’Institut.)

Notre jeune artiste se rendit en toute hâte chez son modèle.

La jeune personne dormait encore.

Il la fit se lever, s’habiller, le tout avec une discrétion professionnelle, et l’emmena chez lui.

Il avait son idée.

Ils déjeunèrent ensemble, chez lui.

Les nourritures les plus pimentées couvraient la table, et le champagne coula avec la même surabondance que si c’eût été l’eau du ciel.

Et, après déjeuner, je vous prie de croire que, pour une bacchante allumée, c’était une bacchante allumée.

Et le jeune peintre aussi était allumé.

Elle reprit la pose.

— Nom d’un chien ! cria-t-il, ça y est !

Je te crois que ça y était.

Elle s’était renversée un peu trop. Les joues flambaient d’un joyeux carmin.

Une roseur infiniment délicate nuançait — oh ! si doucement — l’ivoire impeccable de sa gorge de reine.

Les yeux s’étaient presque fermés, mais à travers les grands cils, on voyait l’éclat rieur de son petit regard gris.

Et dans l’unique pourpre de la bouche entr’ouverte, luisait la nacre humide, attirante, de ses belles quenottes.

Le lendemain, quand le riche amateur revint, il trouva l’atelier fermé.

Il monta à l’appartement et frappa des toc toc innombrables.

— Ma Bacchante ! clamait-il, ma Bacchante !

À la fin, une voix partit du fond de l’alcôve, la propre voix de la bacchante, et la voix répondit :

— Pas encore finie !

Source : Alphonse Allais. À se tordre : histoires chatnoiresques, Paul Ollendorff, 1891.

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